« L’argent, ce fumier sur lequel pousse la vie…»


Premier plan époustouflant dans l’immense hall de la Bourse, vertige d’une caméra en forte plongée qui tournoie sur la foule grouillante des spéculateurs, telles des fourmis affolées, qu’un coup de pied malveillant aurait mises en émoi, soulignant ainsi la vulnérabilité de leur condition.


À l’ordre du jour, dans un brouhaha innommable, l’augmentation du capital est mise aux voix : la bataille fait rage, les porteurs de titres ont envahi la banque et s’affrontent lors d’un débat présidé par le baron de France, homme de paille du Directeur de L’Universelle, Nicolas Saccard.


Qui du financier audacieux, œil acéré, ventre en avant et un éternel cigare à la bouche, ou d’Alphonse Gunderman, l’homme qui contrôle une bonne partie du pétrole mondial et dirige l’ancienne et puissante banque à son nom, l’emportera?


Le banquier à l’expression indéchiffrable, regard froid et lèvres fines, qui ne dit mot mais tend l’oreille, sa main allant et venant dans la fourrure de ses loulous blancs, quand il n’est pas absorbé par le cérémonial du thé, ne perd cependant pas une miette de la situation financière, renseigné qu’il est grâce à ses agents et à une formidable organisation.


La Caledonian Eagle est en train de tomber et le regard noir de Saccard , ses menaces et ses manoeuvres de dernière minute n’empêchent pas la chute inéluctable de la Banque Universelle


Mais, dût -il recourir à des procédés louches, l’homme d’action ne désarme pas : acculé à la ruine et lâché par tous, y compris par sa maîtresse, la belle et avide baronne Sandorf, qui a senti le vent tourner, Saccard ne s’avoue pas vaincu.


Au restaurant, fini le ballet des saluts et des courbettes, devenu Persona non grata, Saccard fait mine d’ignorer les sourires et regards en coin de ceux, qui, hier encore, l’abreuvaient de leur obséquiosité dégoulinante.

Seul à sa table, comme mis au rancart, il voit entrer son rival, digne et impassible, tout auréolé de son succès : Gunderman vient « renifler sa victime », se réjouit, goguenard, l’un de ses partisans.


Dépité, certes, mais toujours à l’affût : sous la table qui lui fait face, le spectacle d’une fine jambe gainée de soie accroche son regard, amenant sur ses lèvres l’ébauche d’un sourire qui se veut charmeur; la candeur de la jeune femme, son plaisir juvénile à se sentir regardée ainsi, allument chez ce prédateur assoiffé de jouissance, un désir brutal et immédiat.


La chance serait- elle avec lui ? Mis en contact avec le jeune couple par un journaliste de leurs amis, Saccard n’a qu’une idée en tête, se relever et faire à nouveau fortune : et c’est sur l’aviateur Jacques Hamelin qu’il décide de jouer son va-tout, le jeune homme possédant une option qu’il veut faire fructifier, sur des terrains pétrolifères en Guyane.


Ce grand raid aérien de Paris en Guyane, ce voyage expérimental, Saccard va le financer, espérant que ce qu’il envisage d’abord comme une énorme publicité, lui permettra de joindre l’utile à l’agréable, lequel se résume, pour l'ardent libertin, au joli minois de Line Hamelin.
Et son coup de poker marche, la presse s’en mêle, les actions s’envolent, sa cote remonte : grâce à l’affaire Hamelin, Saccard retrouve son énergie.


Désormais la belle Line, chaque fois qu’il la regarde, réveille sa convoitise, d’autant plus qu’en l’absence de son époux bien aimé elle se trouve à sa merci : les petits cadeaux se multiplient, un bel appartement remplace bientôt le logement miteux qu’elle occupait avec son mari.


Et il faut à cet égard, mentionner la scène du tapis, si évocatrice, où se révèle pleinement cet être de désir et de cruauté mêlés qu’est Saccard, dont le fantasme charnel se borne, pour l’instant, aux jambes de Line.


Lors de sa première visite chez le couple, reprenant sa rêverie érotique entamée au restaurant, l’homme avait convoité ce jeune corps, électrisé par le galbe de ses mollets, et c’est alors que son œil d’aigle avait décelé, avec une joie mauvaise, le tapis élimé où Line se prenait les pieds sans arrêt, révélant, par la même occasion, la pauvreté de son intérieur : le chantage sexuel servi sur un plateau.


Saccard le méchant, pourrait-on dire et pourtant, tout haïssable soit-il, l’homme nous apparaît aussi comme pathétique et pitoyable face à l’argent, voire le plus attachant dans cette galerie de personnages : le seul qui vive ses désirs et ses turpitudes, le seul véritablement humain.


Derrière ses pires chantages en effet se cache un être de chair et de sang , et si L’Herbier n’a pas la possibilité de jouer avec le langage, il se rattrape amplement grâce au pouvoir expressif de ses images.


Emplissant l’écran de sa présence physique et de ses dérives psychologiques et sensuelles, Pierre Alcover incarne à la perfection, massif et imposant, cet homme pour qui se battre et être le plus fort dans la dure guerre de la spéculation , reste la grande affaire, où il s’agit de «manger les autres pour ne pas qu’ils vous mangent.»


Le cadre et les décors Art Déco, grandioses mais oppressants, servent d’écrin à un affrontement dans une scène d’une violence et d’une sensualité rares, où fauve et serpent vont se livrer un duel sans merci, passionnel et féroce.


Chez Gunderman, la baronne Sandorf a pris position contre Saccard : lovée dans un fauteuil, Brigitte Helm, lascivement moulée dans un somptueux fourreau argent, s’amuse à provoquer son ex-amant en une joute verbale qui ne tarde pas à dégénérer, quand , venimeuse, elle lui lance, amorçant un échange cinglant :


-On dit que tu as pris un Directeur incapable, rien que pour les beaux yeux de sa femme, on dit aussi... que tu vas faire faillite !
-Qui dit cela?
-Gunderman !
-C'est toi qui dis cela, tu spécules sur ma ruine! Dans un mois le capital de la B.U. sera de 200 millions, va le dire à TON Gunderman !

-C'est tout ce que je voulais savoir!...


Arc-bouté sur sa proie rebelle, la clouant au fauteuil d’une poigne de fer et le regard fou, son visage, déformé par la rage, exprime tout autant le désir érotique exacerbé que la haine, puissante, viscérale, comme si la diablesse, vipère ondulante en lamé, s’apprêtait à être violée ou…écrasée comme une bête malfaisante sous son talon.


Zola, inspiré par le scandale du Panama, avait situé son roman en 1891, et, fidèle à ses préoccupations naturalistes, s’était livré à une attaque en règle de la société capitaliste, Marcel L’Herbier, lui, pour qui « adapter c’était d’abord créer » a choisi de brosser le portrait d’un grand fauve humain, situant l’action de son film dans les années 1920.


Presque prophétique puisque tournée quelques mois avant la crise boursière de 1929, cette réalisation reste sans doute le chef-d’œuvre du cinéaste, un film de la démesure, de toutes les démesures, qui raconte avec maestria les effets de l’argent sur les hommes et l’incroyable pouvoir qu’il revêt dans une société décadente où matérialisme et soif de puissance financière ont pris le pas sur toute valeur humaine.


Une immense réussite, tant au plan esthétique que scénaristique.
Et laissons à Marcel L’Herbier, parlant de son personnage, le mot de la fin :
« l’argent qu’il a cru asservir est son maître »


https://www.youtube.com/watch?v=OReacFaBsQg

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le 2 mai 2020

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Aurea

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