Le point de départ de mon deuxième visionnage de L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (ci-après L'Assassinat), plusieurs années après le premier, est des plus improbables : je venais d'apprendre que le plus gros flop du box-office américain de 2019 était un film appelé The Fanatic, dans lequel John Travolta, qui n'en finit plus de creuser sa tombe, joue le fan obsessionnel d'une action-star. Cela m'a fait songer au meilleur film que j'ai pu voir sur ce phénomène que nous appelons aujourd'hui le "fanboyisme" et, plus largement, sur notre fascination pour la violence et notre rapport à elle.


Basé sur le livre de Ron Hansen, le scénario signé du réalisateur Andrew Dominik est cependant assez malin pour ne pas rester à la surface et faire des deux personnages titulaires les John Lennon et Mark Chapman du XIXème siècle. Du reste, la bande des frères James et Younger, ce n'est pas exactement les Beatles, comme nous le rappelle la voix-off de la séquence d'ouverture : plus de quinze ans de braquages, avec leur cortège de meurtres, dont 17 attribués à Jesse James, leader du gang, un homme de trente-quatre ans. Ces chiffres récités avec le détachement de l'historien, le spectateur ne les connaît sans doute pas, mais il a assurément entendu parler de Jesse James, le plus célèbre malandrin du Far-West, ou du moins à égalité avec Billy the Kid (qui fit lui aussi l'objet d'un décrassage à l'acide dans Pat Garrett et Billy the Kid de Sam Peckinpah).


La légende du "Robin des bois de l'Ouest" est en effet telle qu'elle inspira un nombre incalculable d'ouvrages et de films, une apparition mémorable dans la BD Lucky Luke… et le nom de la petite tortue de mon frère (si si). Elle est également ce qui en cet automne 1881 pousse une autre fratrie, Charley et Robert "Bob" Ford (Sam Rockwell et Casey Affleck), de vulgaires truands à la petite semaine, à entrer au service de James pour participer à ce qui sera la dernière opération du gang : l'attaque du train de Blue Cut, Missouri.


Bob, le plus enthousiaste des deux jeunes gens, va pourtant tomber de haut dès sa première scène. Timide mais excité comme une puce, il déclare son admiration à un Frank James bourru (feu Sam Shepard), qui sort même son pistolet pour mettre fin aux louanges de ce gamin étrange qui ne lui inspire que méfiance et mépris. Il faut dire que des membres originels de la bande de 1865, seuls Jesse et lui sont encore en vie ou en liberté ; et quand on voit le niveau intellectuel des conversations, essentiellement scatologiques, entre les jeunes turcs que les frères James sont contraints de recruter, la circonspection de Frank est des plus compréhensibles. We're not in Kansas anymore.


Moins distant mais encore plus insaisissable, Jesse (Brad Pitt, dont c'est sans doute le meilleur rôle de sa carrière) se brouille cependant avec son frère et prend les jeunes pousses sous sa protection. Hélas, une fois encore Bob Ford et ses amis vont vite déchanter : leur héros s'avère en effet un tyran instable, paranoïaque, manipulateur, schizophrène, en proie à des crises de violence terrifiantes. Non seulement le roi est nu, mais il est décharné ; c'est un mort-vivant qui se sait traqué, en rémission, et n'hésitera pas à emporter ses infortunés serviteurs dans la tombe. Terrorisés mais incapables de se délivrer de son emprise, ces derniers en viennent même à s'entretuer pour rester dans ses faveurs.


L'intelligence du script d'Andrew Dominik, c'est de parvenir à aligner continuellement et graduellement le ressenti de Bob Ford avec le nôtre. Nous présenter Jesse James et énumérer ses exploits en voix-off (non sans une certaine ironie, puisqu'on nous dit que lui-même se voit encore comme "un loyaliste du Sud et le guérilléro d'une guerre sans fin") plutôt que de les montrer permet de les remettre à leur place : celle de la légende. La réalité apparaît en effet bien moins héroïque, ce les Ford et le spectateur se rendent compte lorsqu'un Jesse à cran bat à mort le gardien du coffre-fort, désarmé. J'aime à penser qu'il s'agit d'un clin d'œil désabusé à Mr Woodcock de Butch Cassidy et le Kid, brave rond-de-cuir qui s'attirait la sympathie des deux bandits embellis et romanticisés à l'extrême.


Ce n'est d'ailleurs pas la seule référence que l'on trouve durant cette séquence de Blue Cut, qui mérite que l'on s'y attarde tant elle est somptueuse à tous les étages. Elle illustre bien un point qui pourra en rebuter plus d'un, à savoir que L'Assassinat se prend très au sérieux, avec une conscience aigüe de son héritage historique et cinématographique. Pour mieux démythifier l'Ouest sauvage et déboulonner sa légende dorée, Andrew Dominik remonte aux origines de celle-ci en rendant hommage à Le Vol du Grand Rapide, film muet de 1903, considéré comme le premier western de l'histoire du cinéma. Le POV-shot sur les visages masqués et effrayants des highwaymen depuis les vitres du compartiment-passagers rappelle quant à lui le fameux et très controversé Naissance d'une Nation de W.B. Griffiths, qui traitait également de "chevaliers" du sud vaincu, le Ku Klux Klan.


Particulièrement spectaculaire et dominée par un contraste d'or et de noir, cette séquence jure avec le corps principal du film, tout en couleurs froides et délavées, avec ces déserts jaunes sous un ciel pâle tels que les affectionne l'immense Roger Deakins, dont c'est peut-être le magnum opus (je pèse mes mots, sachant que le bonhomme a photographié No Country for Old Men, Skyfall, Sicario et Blade Runner 2049). L'impression générale de purgatoire crée par la palette de Deakins durant la majeure partie des presque trois heures de L'Assassinat se retrouve renforcée par la bande-son magnifiquement mélancolique de Nick Cave et Warren Ellis, mélange de musique électronique languissante et de violons et triangles, deux instruments typique du Far-West.


Comme pour mieux accentuer la lenteur et l'inexorabilité de ce qui se déroule dans la morne plaine missourienne, Andrew Dominik s'attarde plusieurs fois sur les nuages, plus rapides que les hommes à la recherche infructueuse de leur destin. Pas de rêve américain pour Jesse James, alias Thomas Howard, qui doit sans cesse bouger d'une ville à l'autre avec sa famille. À plusieurs reprises également, la caméra du réalisateur se fait focale, comme si nous observions le manège des personnages via une lentille. Cette subjectivité soudaine et intermittente n'est évidemment pas anodine : tout est question de point de vue, de rapport, dans L'Assassinat. Rapport entre Jesse et Bob, entre Jesse et nous, entre Bob et nous. Absurde, déraisonnable, pathétique, l'adoration de Robert Ford pour Jesse James reflète celle du spectateur pour un genre maintes fois enterré mais toujours vivace, 138 ans après ce meurtre et 116 après Le Vol du Grand Rapide.


Le western, incarné par ses héros et malfrats (souvent les deux à la fois) Jesse James, Billy the Kid, Calamity Jane et Wild Bill Hickock, nous fait rêver et titille la violence de notre subconscient. On se demande pourquoi ; la série Westworld et le jeu vidéo Red Dead Redemption II semblent associer l'Ouest avec la liberté de faire ce que l'on veut, de donner libre cours à nos plus bas instincts. Mais c'est faire fi de conséquences réelles : Jesse James finit ses jours comme un animal traqué ; dès 1953, Shane nous prévenait : "there's no living from a killing. It's a brand", ce qu'a repris Logan il y a deux ans.


Bob et Charley Ford s'en sont rendu compte, avant qu'une balle ne les libère de l'injustice des hommes. Les institutions et la tranquillité de ces derniers leur aura un temps été reconnaissant de débarrasser la société d'un parasite, mais l'imaginaire collectif ne leur a pas pardonné de l'avoir abattu dans le dos, tandis qu'il dépoussiérait un cadre. Plus tôt dans L'Assassinat, Jesse aussi assassinait un de ses hommes, Ed Miller (Garrett Dillahunt), dans le dos, mais il a eu le bon sens de le faire dans l'obscurité, loin des yeux avides d'une population qui entre dans l'âge des médias.


L'or et le noir de la photographie de Deakins font d'ailleurs leur réapparition pour le dernier chapitre du film, consacré aux conséquences de l'assassinat ; le dernier acte de la légende, en somme. Où l'on voit le cadavre encore chaud de Jesse exposé au vu et au su de tous, sa barbe et sa sérénité christiques préfigurant Che Guevara, autre meurtrier élevé au rang d'icône. Le public en redemande, qui fait rejouer ad nauseam l'assassinat par leurs propres acteurs, les frères Ford. L'Amérique d'alors n'est pas cependant celle du Loup de Wolf Street, elle voue bien vite les Ford aux gémonies plutôt que de leur offrir cette possibilité de "rédemption" qu'elle affectionne tant aujourd'hui.


Mais leur étrange pièce de théâtre, un homme en assassinant un autre dans une pièce fermée, est à bien des égards le premier vrai western : presque de la télé-réalité, où nous assistons avec délectation à divers meurtres et rapines, commis dans l'espoir d'une réussite sociale décidément bien sélective.


Dans l'épisode "Space Seed" de Star Strek, ce "western spatial" comme le décrivait son créateur Gene Roddenberry, le capitaine Kirk énumère avec admiration les accomplissements de son adversaire le tyran Khan, réalisés au prix de millions de morts.


"Nous pouvons nous opposer à lui tout en l'admirant", fait remarquer Kirk.
"Illogique" s'insurge monsieur Spock, le demi-alien, toujours rationnel.
"Totalement", répond Kirk.

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le 20 sept. 2019

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Szalinowski

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