Analyse de la séquence du photographe

À chaque séance de L'Aurore, la même question se pose. Celle du gouffre entre l'apparente simplicité de l'histoire contée et la réponse émotionnelle qu'on croirait disproportionnée par rapport à ce qu'il serait rationnel d'attendre d'un tel film. Il ne faudra donc pas voir l'analyse qui suit comme une justification du génie du film, mais comme une simple tentative de réponse à une émotion qui précède toujours la réflexion. Cette manière de ne pouvoir se contenter de ressentir sans aller chercher le pourquoi du comment doit être l'objet d'un caractère légèrement obsessionnel, vous m'en pardonnerez d'avance.


L'Aurore est de ces films qui appellent à autant d'interprétations qu'ils semblent créer leur propre mythologie, et si des éléments des mythes fondateurs que l'on connaît peuvent être reconnus, la raison se trouve probablement plus dans l'universalité des idées exprimées que dans un film qui passerait son temps à renvoyer à d'autres mythes pour gonfler son potentiel émotionnel.


Je me concentrerai pour cette analyse sur une seule séquence, celle du photographe. La raison a posteriori du visionnage du film étant qu'elle cristallise bien les idées du film, mais la véritable raison étant qu'elle m'a particulièrement marquée sans que j'arrive à en saisir la raison.


La séquence démarre par un plan de profil du photographe et de son appareil. Une importance particulière est donnée à la machine compte tenu de la place qu'elle occupe dans ce plan introductif. Le photographe donne ses directives à ses modèles, pour l'instant hors cadre. On peut y voir assez facilement une mise en abyme du réalisateur (idée renforcée par les objets artistiques, instruments, sculptures, qui remplissent le studio), le créateur divin du monde dans lequel nous sommes plongé. Le plan de profil peut aller dans le sens de ce caractère divin : au cinéma, voir de profil, c'est ne pas voir complètement, que ce soit parce que le personnage a quelque chose à cacher ou parce que celui qui le regarde se complaît dans cette vision incomplète propre à développer le fantasme. Et comme les voies de vous-savez-qui sont impénétrables, ne pas voir complètement un personnage déifié prend tout son sens.


Murnau traite cette figure divine avec beaucoup de bienveillance, d'abord par l'acteur choisi et son visage paternel sympathique. La caméra suit le mouvement du photographe pour révéler le couple par un panoramique apportant une grande fluidité à la mise en scène, ce mouvement permettant ensuite le champ/contre-champ. Le fond que l'on voit derrière le couple représente un jardin, symbole récurrent du film, et que l'on rapprochera aisément au jardin d'Eden, l'universalité de la caractérisation du couple les amenant à pouvoir être interprétés comme Adam et Eve. Le contre-champ sur le photographe montre d'ailleurs en arrière plan des rideaux quasi-transparents, voile pouvant faire penser au Paradis dans ses représentations les plus célestes de l'imaginaire collectif.


Nous avons donc notre Dieu ayant tout préparé pour lancer sa création, et Adam et Eve, en posture droite et visages sérieux afin de satisfaire les exigences du créateur. Cette posture ne tarde pas à se défaire, l'amour qui unit nos personnages les poussant à rire en pensant défier les attentes du divin (l'embarras que trahissent leurs regards gênés au photographe face à leur fou rire incontrôlable), jusqu'à s'embrasser. Mais les intentions du photographe se révèlent lorsqu'il prend en photo le couple s'embrassant plutôt que le couple aux allures sérieuses : le couple pense être à l'abri des regards, Murnau révèle qu'il n'en est rien (l'aspect renversé de l'image dissimulée par le drap noir de l'appareil et réservée au photographe peut renforcer l'idée d'un monde inaccessible aux perceptions de l'Homme), et par là-même démontre que le couple accomplit justement le plan du photographe en s'embrassant. Les enjeux de la scène se révèlent : ceux d'une humanité pensant s'échapper de la volonté supérieure, sans comprendre que ce faux échappatoire constitue justement le cœur de leur existence.


La tentation est d'ailleurs un thème privilégié chez Murnau, et d'autant plus que son précédent film consistait en une adaptation d'un des mythes les plus révélateurs à ce sujet, Faust, et dont la finalité était la même qu'ici par la défaite de Méphistophélès dans son pari alors qu'il avait réussi à corrompre Faust : une tentation à laquelle l'Homme succombe, mais seulement pour accomplir les plus grands desseins de l'univers par la naissance de l'amour.


Afin de compléter son commentaire sur la tentation, Murnau finit de reconstituer la Genèse : le photographe/Dieu sort de la pièce, laissant les ancêtres de l'humanité seuls. La femme est la première à prendre ses aises dans le studio/jardin, allant jusqu'à manger le fruit défendu, tandis que l'homme refuse obstinément de céder à la tentation. On retrouve alors le motif de la chute du jardin d'Eden par la chute de la sculpture.


Cette sculpture est une reproduction de la Victoire de Samothrace, oeuvre souvent rattachée à l'idée Platonicienne de monde des idées, et donc de perfection, d'absolu. On parle d'ailleurs souvent de l'idée du voile qui couvre le corps de l'ange représenté par la sculpture, ce qui explique que cette reproduction prenne une place aussi importante dans les contre-champs du photographe, puisque le voile derrière lui a déjà été défini comme représentatif d'une idée du Paradis, de la perfection. La chute de cette sculpture rappelle donc la séparation des Hommes de la perfection. Pour rester avec Platon, il écrit dans Phèdre : "Autrefois l'âme était parfaite et avait des ailes. Mais l'âme perdit ses ailes et tomba sur la terre où elle prit un corps terrestre". Le fait que la sculpture du film ne possède pas les ailes pourtant bien présentes sur la sculpture originale va toujours en ce sens.


C'est surtout le traitement de la scène qui lui insuffle tout son sens. Là où l'on pourrait avoir tendance à traiter l'histoire du péché originel comme une tragédie, Murnau la considère comme une comédie romantique. La scène où le couple cherche désespérément la tête de la sculpture, pensant l'avoir brisée alors que cette tête n'en a jamais fait partie, nous décrit des Hommes promptes à penser qu'ils font le mal, simplement car ils n'ont qu'une vision partielle de leur existence (idée que l'on pourra également appliquer au film dans son entièreté, par la tentation de l'homme qui fera finalement renaître l'amour véritable de son couple). Une vision partielle, du moins jusqu'à ce que le plan de l'univers se révèle par la photo du couple s'embrassant, et que les rires de soulagement affectent autant les personnages que le spectateur.


Sans doute L'Aurore trouve-t-il toute sa force dans cette idée de réconfort face à ce que l'on perçoit comme la responsabilité écrasante d'exister. L'art peut être vu comme le moyen d'accéder à ce réconfort, les instruments de musique faisant le lien entre le couple et le photographe, la résolution de la scène arrivant par la révélation de l'oeuvre du photographe, et l'idée d'absolu dans la scène étant symbolisée par une oeuvre, la Victoire de Samothrace. Et puis le film en lui-même aussi, et son plan final rayonnant, manière de se rappeler du caractère divin de l'existence afin de laisser le spectateur dans un nouveau commencement. Pour voir ce qui est ici plutôt que chercher à vivre ailleurs.



Ci-dessous ma première critique du film écrite en 2017, gardée plus par nostalgie que par intérêt.



Si le nom des frères Lumières revient le plus souvent pour déterminer qui donna au monde le cinéma tel qu'on le connait aujourd'hui, j'aime également penser à celui de Georges Méliès. Car si l'on doit bien la paternité de la séance de cinéma aux frères français, le fameux prestidigitateur ne manquera pas d'insuffler à cet art le souffle magique qui lui manquait pour dépasser l'amusement documentaire que lui avait donné ses parents (plus ou moins) légitimes.


De cette envie de trouver une nouvelle façon de montrer au monde les rêves étranges de magicien qu'il pouvait avoir, Méliès n'hésitait pas à s'intéresser à la technique derrière l'art. Il donna naissance à ces "réalisateurs-ingénieurs", comme Cameron, Jackson ou Nolan aujourd'hui, disciples d'un cinéma total, dont les visions jetées à la face du monde changèrent pour de bon la façon que l'on a d'envisager les perceptions oniriques des gens nous entourant.


Voilà pourquoi j'aime à penser à titre personnel que Méliès est l'inventeur du cinéma. Griffith n'est évidemment pas loin, lui qui se retrouvait probablement dans cette vision, avec cependant une différence fondamentale : il ne donnait pas vie à ses propres rêves, mais à ceux du spectateur. Par le spectacle, le grandiose, l'immersion, Griffith élevait le quotidien dans une autre dimension, quand Méliès étonnait par des images d'un autre monde.


Murnau est du même moule que ces deux réalisateurs. De la même façon, il aimait utiliser les évolutions techniques possibles pour améliorer son cinéma et donner vie à ses visions. Mais il se fera pionnier d'une troisième voie : celle de l'émotion.


Idée qui se retrouvera surtout dans sa carrière américaine, et particulièrement dans son chef d'oeuvre intemporel qu'est L'Aurore. Murnau révolutionne son monde en montrant que le plus petit des événements peut prendre une dimension universelle. Ainsi, c'est bien l'émotion d'un personnage qui prend une résonance grandiose dans le cœur du spectateur. L'anonymat des protagonistes, le scénario allégorique de l'opposition entre ville et champs, le thème universel de l'amour, tout est fait pour forcer l'identification.


Ce concept de montrer le petit pour deviner le grand se retrouve dans la mise en scène de l'allemand. Celle-ci passe entre autres par les procédés les plus simples. Le cadrage ou la mise en place des acteurs se fait outil d'émotion (le vide parfaitement ressenti lorsque la femme, servant le dîner, voit l'absence de son mari là où il était quelques secondes plus tôt dans le cadre), comme les évolutions techniques évoquées en début de critique (les surimpressions qui, bien que pas vraiment nouvelles, sont utilisées ici de façon admirable pour faire ressentir l'état des personnages, comme ce passage de la femme des villes devenant une présence fantomatique et cruelle pour le mari).


Ce concept se retrouve également dans le scénario. Par le caractère universel de cette simple histoire d'amour, mais aussi par sa petitesse face aux décors dans lesquels elle prend place. La beauté des paysages de campagne qui s'étendent jusqu'à perte de vue, et la grandeur du milieu urbain offrant une ivresse qui, bien utilisée, se fait salvatrice pour apprécier à sa juste valeur l'apaisement d'une vie simple.


Car chez Murnau, les lieux se font représentation d'états d'esprit, et aucun état d'esprit ne se suffit à lui-même. La paix de la ferme est finalement complémentaire de la joie de la ville, et les deux présentent des dangers insoupçonnés. Pour la ville, ce sera cette rue à traverser à la sortie d'une église, pour la campagne, ce sera la tempête surprenant le couple sur le lac. Dans les deux cas, l'amour y est au centre : les deux personnages se fixant d'un regard amoureux marchent d'un pas sûr pour traverser les épreuves sans peine dans l'une des plus belles scènes qu'il m'ait été donné de voir, et la séparation de l'être aimé par la tempête devient l'épreuve de toute une vie.


Par ces caractérisations de lieux, Murnau dresse surtout un portrait de l'amour à travers le temps. La ville devient alors l'endroit idéal pour tomber amoureux et s'en rappeler, l'endroit où les dangers (la rue) sont bravés par la passion que l'on a l'un pour l'autre, tandis que la campagne est l'endroit où l'on vit cette longue vie paisible recherchée par le mariage, symbolisée notamment par l'enfant, mais où le danger (la tempête) qui surgit devient de suite plus dur à éradiquer.


La femme de la ville représente alors cette envie pour l'Homme de mélanger ces deux lieux, et ces deux états d'esprit. Mener une passion sur le long terme. Chose qui, pour Murnau (et on lui donnera difficilement tort), reste impossible. Mais là où il va plus loin, c'est que le mélange des deux lieux semble pouvoir exister dans la douleur. Par la souffrance, le couple sortira grandi, et finira dans une extase sentimentale digne des plus grands films.


Pour finir, on pourra laisser la parole à Martin Scorsese, qui ne se trompait pas lorsqu'il disait que L'Aurore était l'un des trois films qui étaient à la fois un divertissement de masse, du cinéma expérimental et un poème visionnaire. Trois éléments qui se retrouvent dans l'émotion d'un film aussi submergeant que le premier levé de Soleil sur un amour renouvelé.

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le 30 juil. 2020

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Mayeul TheLink

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