Depuis Georges Méliès, nombre de réalisateurs ont entrepris toutes sortes d'expéditions, de conquêtes et d'odyssées ambitionnant de reculer toujours plus loin les limites du possible. Joe Dante a mûri au soleil de prédécesseurs visionnaires qui concevaient d’abord leur instrument favori comme un outil d’évasion. Mais personne avant lui — si ce n'est Richard Fleischer dans Le Voyage Fantastique — n'avait pensé que l'un des périples les plus fabuleux qui soient pouvait être à portée de la main (ou d'une seringue). Le corps humain comme territoire à géographie variable. Chevauchée fabuleuse dans les gouffres des organes, traversée sous les cascades du pharynx, plongée sous-marine dans les fleuves impétueux du sang, suspension au-dessus du lac mortel des sucs gastriques... Le film de Fleischer précédait de deux ans 2001 : l’Odyssée de l’espace, cet autre grand jalon de la période psychédélique dont il partageait (plus modestement) la soif d’horizons nouveaux. Cette fois l’aventure n’est plus dans l’outerspace, au cœur de contrées exotiques, mais là, dans l’oreille interne et les vaisseaux lymphatiques d’un Américain ordinaire. Dix ans après Star Wars, elle revient à la matrice. Le délire au cinéma supporte bien une forte fièvre. Cela ne suffit pas, encore faut-il qu'il y ait un enjeu. Celui imaginé par Dante est burlesque, donc humain. Il faut se méfier de la légèreté de certains films car l'art de la vraie comédie relève toujours d'une fausse simplicité. Si L'Aventure Intérieure était un vin (il en possède les propriétés euphorisantes), il serait particulièrement corsé, il aurait du corps comme on dit. Et au fond, il suffirait de peu, un glissement de tonalité ou un pivotement de la comédie vers l’horreur, pour que l’on se retrouve en plein territoire cronenbergien : cette étrange "poésie de la chair", cette fascination pour l’anatomie et les aberrations organiques, cette obsession tenace de l’alien et ce fantasme lancinant de la métamorphose, d’une identification contre-nature à "l’autre".


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Si on voulait à tout prix le faire coïncider avec une ligne thématique commune à d’autres opus du cinéaste, on le pourrait. Bien que cette approche ait fait son temps (la vieille antienne fatiguée de la politique des auteurs), on dirait alors qu’il creuse un motif consistant à mettre en scène la façon dont le corps et son image bougent et voyagent ensemble, sur le chemin de l’original à son double (voir le traumatique et effrayant duplicata de Gizmo). Dans Gremlins, véritable délire proliférant, il était question de multiplication suite à une erreur de développement, à un défaut dans le transfert du modèle unique à ses duplications (les transformations et dérapages en chaîne, la copie qui fait tache). En changeant de support, la créature gagnait en quantité. Ici il s'agit de réduction, celle d'un corps qui a rétréci (et non en train de rétrécir, comme chez Jack Arnold) et brusquement changé d'échelle au tirage. Le film traite donc de l’infiniment petit. Cette fois l'original, en voyant son format modifié (en gros, il passe du 70 mm à la vidéo 1/2 pouce), perd beaucoup de sa définition, de sa puissance d'impact et surtout de sa perception (insaisissable et inaccessible car microscopique). Dante ne s'intéresse qu'à la perversion du déjà fait et du déjà vu. Son grand sujet, le principal paysage que connaissent ses histoires, c'est le cinéma et son aventure, l'exploration de ce continent et de ses supports (pellicule, vidéo, ondes hertziennes). Parasite, il l'est au double sens du mot : dans le sens de se nourrir des films des autres, dans l'art du remake détraqué (Gremlins vs E.T., Small Soldiers vs Toy Story) et dans le sens de brouiller les pistes de l'information et du récit. Chez lui, tout fonctionne par rapport à la copie non conforme : c'est le dérapage, la brèche dans un système de reproduction qui inaugure la fiction extravagante, son but (et son suspense) consistant dès lors à la colmater et à en recoller les morceaux. Chez lui aussi, les êtres quittent l’adolescence hollywoodienne pour l’âge adulte et se heurtent de fait soit à des pulsions destructrices (Gremlins), soit à la confrontation enfin épanouie avec le monde. Mais ici, adulte ou pas, on reste un freak, un déjanté qui garde une irréductible part de folie.


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L'Aventure Intérieure s'appuie sur le dérèglement d'un scénario original. Lors d’une expérience top secret, un casse-cou de l'aérospatiale, Tuck Pendleton, doit être réduit à la taille d’un gros virus et injecté, aux commandes d’un bathyscaphe ultrasophistiqué, à l'intérieur d’un lapin. Mais suite à l’incident causé par une sombre affaire d'espionnage industriel (qu’orchestre l'affreux Mr Scrimshaw, tout droit sorti de l'imagination d'un Gustave Le Rouge), il se retrouve planté en catastrophe dans les fesses d’un homme. Le contenant est un petit et maigrichon caissier de supermarché, Jack Putter, hypocondriaque timide et inhibé au dernier degré, contradiction vivante de Tuck et prototype de l'antihéros : le meilleur client d'un médecin qui lui recommande justement d'éviter les émotions fortes. La première force du film est de mettre en rapport ces deux hommes en un, d'établir une liaison entre l'extérieur et l'intérieur, en refusant d'envisager le voyage uniquement d'un point de vue féerique. À partir de ce dispositif noué autour d'une relation intime (l'acteur et son double, la relation cinéaste-personnage, l'un étant sous et dans les images, l'autre dessus), le récit se répartit autour de trois états et étapes. Dans un premier mouvement, le corps du miniaturisé remonte vers l'œil de celui qui l'héberge pour recevoir des images puis vers son oreille pour se faire entendre de lui et, une fois accepté, le diriger activement dans sa relation névrotique aux autres et au monde. Il lui parle comme un metteur en scène à son acteur (gestes, comportement, déplacements, etc.). Cet acte dessine les contours du dispositif du cinéma à travers le point de vue subjectif : œil-écran, surface d'impression et support d'expression, voir sans être vu, à la place de l'autre et à l'emplacement de la caméra... La perception de Tuck à travers la rétine et le tympan de Jack étant à la fois celui du réalisateur avec son objectif et celui du spectateur de cinéma : enfermé dans l'obscurité de son caisson comme dans une salle, il voit défiler à travers l'écran-hublot de son vaisseau des choses et des êtres plus grands que lui, bigger than life. Tuck communique oralement avec Jack en se posant directement sur son oreille et découvre sur son moniteur de contrôle comment le corps habité appréhende son environnement (accrochage douloureusement comique sur le nerf optique). Le "microscopique" et le "grandeur nature" sont dans la même galère, ils doivent donc coopérer, coordonner leurs efforts pour que l'un retrouve son format d'origine et l'autre son contenu d'origine.


Dans un deuxième temps, Tuck prend ses fonctions d’ordonnateur et dirige son comédien, ce dernier découvrant au plus profond de lui un protagoniste insoupçonné, l'archétype prédestiné du héros. Jack l'accepte et l'incorpore "surmoïquement" en quelque sorte. Dès lors, L’Aventure Intérieure devient une œuvre sur la direction d'acteur et celle du personnage : du mini au maxi la communication passe, l'homme du dedans dictant à celui du dehors la marche à suivre. Littéralement, l'acteur a le personnage dans la peau. Habité par lui, il se laisse envahir par son discours, au nom d'une schizophrénie ventriloque bien digérée. Le transfert aura lieu : le faible, sous la forte impulsion du l’ingéré, deviendra fort à son tour, selon le processus hawksien de La Rivière Rouge ou de Rio Bravo. Le stade ultime de son héroïsme étant ce moment où, sachant que l'autre n'est plus en lui, il n'en devient que plus courageux : il a blobé celui qu’il incarne, il est devenu lui. Il faut alors apprendre à se connaître et c'est à travers cette interdépendance que le film devient profondément humain car il s'ouvre à l'inconnu, à l'Autre comme potentiel de découverte. Cet Autre qui va permettre de surprendre le corps que l’on est soi-même capable de créer. Avant d'aboutir à l'expulsion finale par éternuement, le voyage abonde en péripéties qui vont modifier la nature et la fonction de ces personnages. À l’agression intérieure que constitue l’injection de Tuck s’ajoute pour Jack une agression extérieure qui le force à se dépasser lui-même. Le complexé se transforme en simili-James Bond, capable de démolir n'importe quel colosse, tandis que le fanfaron, déjà infinitésimal comme s’il était puni de son arrogance, se sent à un moment donné encore plus petit, mais cette fois-ci dans le bon sens du terme : il accède à l'humilité.


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Lors du troisième mouvement, Tuck quitte le stade de la sensorialité (voir et entendre) et de la direction (la parole), pour voyager au sein des vaisseaux sanguins et du système nutritif. Il est renvoyé à l'état de déchet, de parasite encombrant la digestion, du whisky cueilli à pleine gorge au risque de l’évacuation urinaire : voir la scène très drôle du quiproquo aux toilettes où l'on croit que le héros porteur parle à son sexe alors qu'il s'adresse au héros porté qui l'obsède (la rétention, la peur de le perdre). Ce dernier mouvement est à la fois le plus cocasse et le plus trivial, qui raconte les aventures du micro-corps menacé de déjection par un quelconque orifice du circuit humain — il sera récupéré par un crachat sur des verres de lunette, après avoir risqué de sombrer définitivement dans une pissotière apocalyptique. C'est lorsque le film se risque à explorer tous ces tissus nauséeux (l'estomac ulcéré, au propre comme au figuré) qu'il parle le mieux, comme ça, mine de rien, du désir, du sexe et de l'amour, renouvelant avec bonheur le triangle lubitschien. C’est qu’en effet il s'achève sur une sérénade à l'étroit : dedans et miniaturisé, l'homme, dehors et taille normale, la femme et, au centre de leur impossible fusion affective, le médiateur encombrant, unique moyen d’interaction entre elle et lui. Jack, le contenant de cet être diminué physiquement, devient le passeur de leur relation. De très belles scènes découlent de cette situation. Ainsi quand Tuck demande à Jack de regarder celle qu'il aime, pour le plaisir de la voir et que l'homme-relais, supposé support neutre, jouit de sa place et en joue. L’homme lilliputien, amoureux mais pas aimé (le film commence par une scène de rupture), en est réduit à se transformer en objet de son propre désir pour mieux communiquer avec celui de Lydia. Mais surtout la superbe séquence du baiser entre l'intermédiaire et la femme, où Tuck est soudain propulsé dans le corps de sa maîtresse (l'"effet Deep Throat", pourrait-on dire) puis découvre en elle (circuit rapide) un spectacle unique et grandiose : un fœtus, celui de son propre enfant. Le père pleure alors de bonheur, simplement. Il vient de voir l'invisible vérité humaine, en direct cette fois et non plus par le biais d'écrans et d'images partiellement déréalisantes (celles qu’offrirait par exemple une échographie).


Après avoir dit tout cela, j’ai bien conscience d’avoir poussé le téméraire lecteur jusqu’aux rives de la consternation. S’empêtrer dans de telles élucubrations lorsqu’il ne s’agit que d’un divertissement sans prétention, voilà un formidable exemple d’onanisme intellectuel, se désolera-t-il, et il aura bien raison. Car il n’y évidemment pas besoin de passer par ces lectures tordues pour jubiler devant cet irrésistible exercice de délassement, qui vaut d’abord pour sa générosité, son inventivité dans les détails, le charisme de Dennis Quaid en grande gueule dépravée et imbibée, comme une copie négative du pôle Harrison Ford, la candeur maladroite d’un Martin Short hilarant en minus névrosé et le charme fou de Meg Ryan en petite reporter dégourdie — trio formidablement sympathique qui contribue à faire du film un modèle de screwball comedy. Et si cela ne suffisait pas, il faudrait encore préciser que Jerry Goldsmith y compose un excellent score, que la bande originale fourmille des morceaux prélevés à des époques bénies (de Berlin à Sam Cooke, parfois repris par Rod Stewart), que Kevin McCarthy et Fiona Lewis y sont des méchants très délectables, les seconds rôles tout aussi savoureux (Robert Picardo en plastronnant Cowboy, un régal) et les effets comiques accordés aux relances de l’action avec un sens infaillible du tempo et de l’équilibre narratif. La topographie de l'humain, la carte du corps et le champ de l'identification sont des territoires passionnants à explorer, et c’est pourquoi l'invitation au voyage de Dante, les tribulations de l'amour et de l’amitié en vase clos dans le gigantesque organisme-cinéma ne peuvent pas se refuser. Hymne vibrant au septième art et à ses multiples représentations, cette Aventure Intérieure est un film médical, métaphorique, sentimental et poétique. Elle travaille le corps et ses déjections (salive, morve, urine, sang), le somatique et le psychique (l'angoisse, le courage, le dépassement de soi), dans une forme fédératrice et suprêmement distrayante. Son tout petit monde permet de voir les choses en grand.


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Thaddeus
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le 2 juil. 2012

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