L'amour, c'est pas passe-moi la salade, j'te passe la rhubarbe.

Comme je suis célibataire et que j'étais d'une humeur triste au point d'être exécrable, je me suis trouvé malin d'aller voir "L'économie du couple". Rien que le titre fait jouir le marxiste qui sommeille en moi. La veille, j'avais vu "Nue propriété". C'est un sujet qui me plaît que de voir l'amour être malmené par des lois extérieures aux sentiments qu'ils contractent et que ces lois ont un impact sur ces mêmes sentiments, au point de les désorganiser. Donc... Deux Lafosse en deux jours : c'est donc qu'il se regarde et se digère bien. C'est aussi la preuve qu'on y retourne ! Et là, y'avait trois célibataires en salle, ça commençait bien...


Aimer bien.
Cela fait un peu plus de deux ans que je vis avec l'objectif d'aimer bien.
Avec la même ambition où l'on pourrait dire "j'aime bien le citron", ce qui signifie à son niveau, au niveau du citron s'entend, que j'aime le citron mais, comme je l'aime bien, je sais aussi m'en passer, me libérer de son jus délicieux, tout comme j'aime m'en désaltérer. Au niveau de la limonade, ça reste relativement aisé. Cela signifie aussi une transformation du sentiment : on dit souvent "j'aime bien" pour signifier une modération (par opposition à "j'adore" qui est le summum de l'inconditionnalité) mais mon "j'aime bien" n'est pas une préférence au milieu des préférences toutes égales entre elles mais une activité spontanée que je choisis ou pas de conduire. Et d'éconduire donc. En termes amoureux, que cela signifie-t-il ? Aimer bien signifie la création artificielle d'une utopie consciente et concrète - chose que l'on penserait nettement moins à propos d'un citron équatorien, n'est-ce pas.


"Consciente, consciente", tu es bien gentil OVBC mais ça signifie quoi ? Cela signifie rien.


Cela ne signifie rien pour les personnes qui estiment tous leurs besoins comblés. Et c'est sur cette notion de satisfaction des besoins que les vues différent. Pour ma part, je reste froidement matériel. Ce qui est est. Ce qui n'est pas n'est pas. Et de ce point de vue, l'on peut dégager une conscience sans laquelle il n'est pas d'amour naturel, ni naturel ni dans une société d'inégalités (où l'amour n'est qu'un vaste champ de luttes et d'intérêts mêlés). Nous vivons dans une société de compétitions, autrement dit de stress et d'inégalités appuyées, reproduites et stimulées. Ici, en Chine ou à la Barbade (bon d'accord, un peu moins sur Tromelin). Il résulte, en cas de confrontation amoureuse, un premier challenge (oui, c'est bien de dire challenge, ça fait plus market'), le challenge qui consiste à s'évaluer soi-même par rapport à l'autre sur un plan tout à fait pragmatique. Et c'est là que les avis comme les amis se séparent (tandis que les amants se disputent) : faut-il être bourdieusien ou faut-il ne pas l'être ? L'observation de l'amour comme relevant d'une trêve entérinant temporairement, sans abolir toutefois, les capitaux sociaux, économiques et culturels de chacun est-elle une lampe de scientifique pour appréhender sa prochaine relation amoureuse ? Moi, je le pense en tous cas, tout comme je pense qu'il n'est pas anodin qu'avec le progrès technique l'amour se rationalise à la même vitesse que les idées matérialistes ont désenchanté le sentiment amoureux. Il se rationalise comment ? Vers l'homogamie et vers l'endogamie. Qui se ressemble s'assemble. Or cela me semble la chose la moins amoureuse au monde que d'aimer dans le milieu qu'on fréquente. C'est la preuve d'inégalités intenses, de défaut de mixité des espaces sociaux mais aussi l'occasion de profondes désillusions narcissiques qu'on appelle plus communément... l'ennui, le frère aîné de l'insipide.


Et ce film relate l'impasse la plus cruelle de notre Etat de droit français et de notre justice. A savoir la séparation au bout de quinze ans d'individus très bien assortis mais n'appartenant pas au même milieu socioculturel. Une gestion intérieure des affaires familiales de quinze ans... (c'est d'ailleurs la première définition de l'économie - gestion de la maison, au XIVème siècle)


Je n'ai pas connu le dixième de l'évolution Pokémon que ces deux-là, incarnés par Béjo et Kahn, ont su construire. Par contre, je me suis confronté à trois reprises aux conditions matérielles dans mon amour mais également à la condescendance amoureuse qui consiste à bien se comporter, bien se tenir, à bien parler, à être sympathique pour les beaux yeux de son aimée. Et c'est là que le bât blesse car cela vire déjà, à ce niveau de construction, à l'humiliation répétée. Sous prétexte de devenir quelqu'un de meilleur, parce que n'appartenant pas aux mêmes codes ou pratiques ni aux mêmes langages. Hé bien, même si, comme dans un match de foot l'on prend parti pour un camp contre l'autre, moi j'ai pris le parti de Boris contre Marie. Le film débute clairement dans le camp de Marie, mais peu à peu le film se décentre alors qu'on est dans la maison de Marie, avec les amis de Marie (anciennement ceux du couple, une scène criante de vérité et d'hypocrisie), dans l'univers de Marie et selon les volontés de... Marie. Boris est, lui, relégué au rang de parasite indésirable, en passe d'être à la rue ou l'objet d'exploitation petite-bourgeoise.


Je ne sais pas si, provenant d'un autre milieu socioculturel, l'on prend ou non parti, et je pense que ce n'est du tout l'objet du film. Mais le fait est que dans la première heure, moi étant fils de divorcés belliqueux et ouvriers, moi-même étant ouvrier qualifié, j'ai été plongé dans un microcosme qui me touche particulièrement... Et c'est à la fois démonstratif, bien écrit et assez immersif avec ces plans moyens à gros plans (loin des plans généraux, à deux, à trois sur la photo, de Nue Propriété, autre film que je compare avec L'économie du couple).


Si ce n'est pas l'objet du film, c'est au moins la fable d'une impasse dans laquelle s'immisce une nouvelle fois la propriété froide et égoïste et la part "chaude" de la valeur travail dans le capital. C'est donc l'histoire d'une grande épopée sentimentale, une grande histoire romantique. Nombreux sont les sots qui ignorent tout ou qui, dans une moindre mesure, minorent les effets psychologiques, ataviques, sociologiques de la ré-intrusion (réactivation) des inégalités dans le couple. Sous prétexte que leurs sentiments sont libres - libres, épanouis par la satisfaction des besoins essentiels - ils rendent ces effets comme indépendants de ces inégalités. Mais l'histoire de Marie - soyons humaniste hein - est tout aussi passionnante car elle met bien en relief qu'elle est sur des rails et qu'elle ne peut rien au fait qu'elle ait un bon revenu (qui ne suffit pas - on regrettera le fait qu'on ne sache pas du tout ce qu'elle fait dans la vie), qu'elle est prise à la gorge par des créanciers pas violents mais ils existent, que sa mère soit présente, qu'elle ait des goûts pour l'éducation et la cuisine. Elle n'y est pour rien. d'ailleurs, dès qu'elle se sent en danger, elle ou ses enfants, elle sait trouver l'argent et c'est ainsi que tout se règle : Marie ne résout rien, reste insatisfaite et allonge le blé, non parce qu'elle a le souhait d'aider son mari à partir mais parce qu'elle... a peur. C'est le propre de toute la classe aisée laborieuse jusqu'à la plus grande bourgeoisie : ils ont peur de perdre leur confort tandis que celles et ceux qui vivent en deçà connaissent le lot des inconforts, ils connaissent la galère, les fonds de cale et les rames, ils connaissent la faim. les souffrances existent de part et d'autres, on ne peut pas parler de privilèges, non, ce serait injuste, mais entre avoir faim (pour x raison) et avoir peur d'avoir faim, il y a une marche assez haute. La position de Boris est celle de celui qui a tout à gagner, celle de Marie, la position de celle qui peut tout perdre parce qu'elle est ce qu'elle est : un bon parti.


Le film est assez habile du coup dans la confrontation des champs sociaux et culturels des deux. On comprend pourquoi ils se plaisaient mais on comprend aussi la raison de leur séparation.



Ce que donne le bourgeois d'une main, il le reprend de l'autre



A l'occasion de la sortie de "L'économie du couple", je découvre Lafosse qui m'intéresse beaucoup avec son art des choses peu filmées. Le sujet de l'économie ou de la propriété est finalement peu visité (oui, je prends le film comme éclairé par son titre, c'est un choix critique). Ici, une propriété, une nouvelle fois comme unité de lieu, est le centre des enjeux familiaux. Le toit regroupe des personnes qui ne s'aiment plus. Je m'attendais à un cinéma tout aussi démonstratif que dans Nue propriété. Je m'attendais à l'abandon de toute dramatisation inutile ; Lafosse a, je trouve, une sale habitude de s'intéresser au fait divers pour raconter une histoire. Dans ce film-ci, le drame tombe comme un cheveu dans les spaghettis mais on le comprend, on aboutit à un joli tableau que le pardon finance. Cette méthode d'appréhension des relations humaines est intéressante de fait ; Lafosse intéresse du fait de l'observation des cellules, de groupes qui disloquent leur humanité face à des choix de civilisation, des choix plus grands qu'eux. Ainsi immiscer de manière aussi claire la propriété ou le froid de l'économie - et pourquoi pas demain la question d'une décision judiciaire ? - au milieu de l'amour, c'est une question essentielle vers une matérialisation des sentiments amoureux non très loin du cinéma de Bresson (mais infiniment plus accessible).

Andy-Capet
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le 14 août 2016

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