Dans sa version de "L'enfer", Chabrol reprend le scénario de Clouzot, dont le film a été partiellement tourné en 1964 puis abandonné pour cause de surmenage du réalisateur. Un documentaire sera tiré, plus tard, des archives du tournage.


Ici, Chabrol nous offre donc sa vision du couple de Paul (François Cluzet, tout en sourcils) et Nelly Prieur (Emmanuelle Béart, pigeonnante), lui gérant d'un bel hôtel sis dans une campagne qui pourrait évoquer la Provence et elle le secondant dans ses tâches.


Le début nous offre en une poignée de séquences un résumé de leur vie amoureuse : les prémices, alors que Paul achève les travaux de l'hôtel, le mariage, la naissance de leur fils puis ses premiers pas. Ce montage lapidaire n'est pas innocent et épouse déjà la perspective qui sera plus tard celle de Paul, coincé dans le présent momifié de sa jalousie maladive et de plus en plus loin des temps innocents où naissait l'amour (ici réduits par le montage à peau de chagrin).
Ce premier aperçu de Nelly nous la montre rieuse, gorgée de vie et souriant à toute chose, et surtout splendidement sensuelle. Emmanuelle Béart, qu'on soupçonne d'abord de trop en faire, donne la direction de son personnage : malgré elle, elle est déjà suspecte.
Paul, principalement occupé à jouer son rôle d'hôte aimable et prévenant, est en comparaison bien terne, et ne semble habité par rien d'autre que par l'amour qu'il porte à sa femme et par le sentiment de cette chance inespérée qu'il a de s'être marié avec une femme pareille. La jalousie ne s'est pas encore déclarée qu'il est déjà en mauvaise posture : il a beau être le gérant, il est fonction d'elle.


La jalousie va s'instiller lentement mais profondément, aidée par Martineau, le fils du garagiste (Marc Lavoine, yeux mi-clos), qui rôde autour de Nelly. La jalousie, c'est-à-dire un aller-retour constant entre hypothèses et repentirs, d'abord dans la tête de Paul dont on entend une voix dédoublée, et qui ne tardera pas à éclater au grand jour. C'est aussi le début des jeux d'ombre et de lumière, de net et de flou qui symboliseront l'oscillation de Paul pendant le reste du film. En témoigne ce plan d'un simple rai de lumière intermittent aperçu à travers les rideaux d'un salon fermé, où Martineau montre des diapositives à Nelly, peut-être innocemment ou peut-être pas.
Ce plan aussi, un peu plus tard, où Paul aperçoit sa femme occupée à faire du ski nautique avec le même Martineau et la suit le long de la rive, lui plongé dans l'ombre de la pinède et eux dans l'évidence du soleil, là où rien, théoriquement, ne pourrait se cacher. Peu après, le plan qui montre le retour de Paul à l'hôtel (Paul devenu fou de douleur après les avoir vus s'arrêter sur une île et en avoir déduit l'adultère) est celui d'un parking filmé de nuit et épousant le point de vue de la chambre du couple où c'est d'abord l'ombre de Paul qui apparaît et grandit avant de le laisser se matérialiser, enfin, à la lisière du champ.
(Pour le plaisir, d'autres éléments plus discrets qui font mouche et embarquent le spectateur à la suite de Paul, dans sa spirale ; ce plan, après un bain que Nelly donne à leur fils, où il chasse un rictus de gêne en regardant sa femme essuyer le sexe de l'enfant, presque au milieu de l'image ; cet autre, tout simple, où elle se remet du rouge à lèvres dans le reflet d'une vitrine alors qu'il la prend en filature, et où la bouche du reflet paraît soudain gigantesque, vorace.)


C'est à partir de cette scène-là, où Paul revient couvert de sueur et le regard fou et où Nelly se répand en inquiétude et en douceur, montrant au spectateur, pour la première fois, son amour réel et immense, c'est à partir de cette scène-là, donc, que la jalousie est avouée franchement et qu'elle est prête à devenir la seule réalité du couple, son seul barême et son seul horizon. Car à partir d'ici, tous les mots qui sortiront de la bouche de sa femme sonneront aux oreilles de Paul comme des mensonges faits pour endormir sa méfiance, et brilleront de reflets trompeurs qu'il ne se lassera pas de scruter jusqu'à l'écoeurement. Toutes les paroles de Nelly feront résonner un double sens que le spectateur entend en même temps que lui, et là est tout le talent de Chabrol (et de Clouzot) qui pousse l'ambiguïté jusque dans des retranchements insoutenables : Nelly n'ayant pas été prise en flagrant délit, le film ne cesse de semer le trouble à propos de sa culpabilité, qui n'est avouée (ou inventée) que lorsqu'il s'agit de calmer Paul par tous les moyens. Chabrol ne rate pas une occasion de faire passer le vrai pour le faux et vice-versa, mélangeant les hallucinations de Paul au flux du réel et jouant d'effets discrets ("je ne suis pas fou", assure Paul au moment où le cadre bascule légèrement pour nous prouver le contraire).


Assez vite, d'ailleurs, la question de la culpabilité de Nelly deviendra accessoire ; elle ne suffira pas à sauver ce couple qui le sait, entraîné par le fond à la suite de ce mari trop jaloux qui fabrique son mal à force de le redouter. Car si l'ambiguïté, dans ce film, règne sans partage, Chabrol ne ménage pas son effort pour montrer l'amour, le dévouement et l'infinie patience de Nelly, fliquée jusqu'à l'irrespirable et consentant à ne plus jamais sortir de l'hôtel pour apaiser les soupçons de Paul. Mais sa sensualité trop épanouie continuera à la rendre coupable aux yeux de son mari, et même à ceux du médecin qui, sexisme ordinaire oblige, se rangera tout de suite à son avis (ou paraîtra le faire) quand celui-ci proposera de l'interner pour nymphomanie et hystérie. "Paraîtra le faire", car même dans cette scène où Paul gagne encore un cran dans la psychose et prend l'air de triomphe amer de celui qui est enfin sûr que ses pires soupçons sont fondés, Chabrol ne dénoue pas tout à fait l'intention réelle du médecin, devant qui la folie de Paul éclate avec une évidence inédite ; tant et si bien qu'on ne sait pas tout à fait pour qui vient l'ambulance programmée pour le lendemain matin.


Chabrol poussera la cruauté jusqu'à serrer le noeud de la jalousie encore un peu plus fort et à ne rien résoudre, puisque la fin du film est annoncé par l'antiphrase "sans fin".


Après quoi le générique se lancera sur un plan en tout point similaire au tout premier plan du film à un détail près, un panoramique sur une pinède ensoleillée s'arrêtant sur un virage, et le vélo de Nelly qui n'en finira pas de ne pas apparaître.

ClémentRossi
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le 30 mai 2021

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Clément Rossi

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