Froid, réaliste, désabusé et réfutant le manichéisme : ce regard posé sur la figure de l'espion est aux antipodes d'un traitement hollywoodien, glamour et romancé. Dès les premières minutes, bercé par la musique profondément triste de Sol Kaplan, le film montre l'envers désespéré d'un monde déchiré par la guerre froide : deux idéologies s'affrontent mais les méthodes pour gagner sont les mêmes : violentes, brutales et sans pitié, quitte à se salir les mains.
Alec Leamas ne se fait pas d'illusion sur le sens de son utilité : il est un barbouze caché sous un titre de fonctionnaire pour remplir les plus basses besognes, préservant ainsi une paix illusoire. L'acteur Richard Burton, très charismatique, dégage énormément de nuances émotionnelles dans sa mélancolie. Son parcours nous fait perdre le sens des réalités : sommes-nous dans son quotidien ou dans un énième faux-semblant calculateur qui cache des intentions précises. A force d'être déchiré par des forces qui le dépasse, Leamas semble se perdre, ne plus avoir d'identité et ne trouve plus de sens à ses actes. Seulement, il ne sait rien faire d'autre et se jette à corps perdu dans la lutte contre l'idéologie communiste qu'il rejette.
Profondeur des dialogues, mise en scène racée qui se fait tour à tour voyeuse et objet de la destinée, narration langoureuse, tout cela sert un film marqué : il affiche un style raffiné, intelligent et saisissant autant dans ce qu'il raconte que ce qu'il fait ressentir. La magnificence du noir et blanc renforce le caractère d'un monde gris en décrépitude, dans lequel tout semble n'appartenir qu'à un cauchemar urbain. Les notions de bien et de mal sont abolies : que l'on soit à Londres ou à Berlin, l'humanité semble figée et sans éclat. Il y a bien pourtant l'amour qui semble éclore dans tous ces enjeux au goût fort kafkaïen. Leamas pourrait dans son ultime effort trouver le chemin d'une rédemption, d'un apaisement, d'un équilibre. La dernière séquence, fortement symbolique, en plein mur de Berlin, dont une parcelle est drappée d'un mouchoir blanc, est sans appel : le seul repos est celui de déposer les armes.
"L'espion qui venait du froid" est un film passionnant, haletant, émouvant et qui dépasse son époque pour trouver un écho plus contemporain. La manipulation et l'usurpation d'identité des espions se ressent de manière plus générale : l'individu est écrasé et doit se délivrer d'une existence machinale, implacable, obscure.