Le 25 mai 1961, John Fitzgerald Kennedy prophétise devant le Congrès l'imminence d'un nouvel exploit américain. Le programme Mercury est lancé depuis deux ans. Sept pilotes ont été investis d'une mission spéciale : décrocher les étoiles. En coulisse, pour les préparer et les conditionner, une armée de techniciens, d'experts et toute une gigantesque infrastructure logistique et financière ; pour façonner leur image, la puissante organisation de Life Magazine ; pour exploiter les retombées de leurs prouesses, une nuée de politiciens. Lyndon Johnson a déclaré qu’il ne s’endormirait pas sous une lune communiste. Alors, tant qu’à s’envoyer en l’air à coups de millions de dollars, autant que ça se sache. La grande course commence sur terre, dans la fièvre et le tumulte. Mais ses origines sont plus lointaines. Car les sept se souviennent des débuts du supersonique et ont tous rêvé aux exploits du légendaire Chuck Yeager. Resté dans le désert des Mojaves, ce dernier suit d'un œil détaché l'évolution du projet et préfère continuer seul, en réel artisan du progrès, sa course à la vitesse. Il veut se coltiner les démons du ciel comme d’autres cow-boys rêvaient de capturer le bison blanc. Sam Shepard, qui l’incarne, a la belle gueule de Gary Cooper, l’épaisseur lyrique de Mitchum, le jeu de Monty Clift : toujours plus parce qu’il en fait le minimum. C’est le genre de type qu’on voudrait avoir pour grand frère, afin qu’il vous prête son blouson sans pour autant en faire une histoire bêtement sexuelle. Une utopie d’amitié. On sent que la fiction est faite pour lui, autour de lui, qu’il en est le facteur déterminant, le revenant de tout un continent perdu du cinéma américain : le film d’aviation lié à la première et à la seconde guerre mondiale. De cet héritage à la conquête spatiale, il y a un fossé que l’œuvre comble de manière éblouissante en inscrivant précisément à l’écran la filiation esthétique. Qu’ils soient astronautes ou pilotes d'essai, ces personnages sont tous de la même fibre, ils ne tiennent pas à se laisser dompter par le danger et veulent imprimer leur marque très haut : ils ont l'étoffe des héros.


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Revenons en arrière. C’est une sorte de saloon perdu dans le sable et la roche, un bar-escale en bordure de piste. On y boit de la bière, on chuchote et on rit dans la douce pénombre et la chaude ambiance qui favorisent les convivialités durables. Derrière le comptoir, une maîtresse promène son regard de faucon, tendre et autoritaire, sur les habitués qui ont été, sont ou seront des héros. Cette femme est probablement une réincarnation de Calamity Jane et le décor californien, alentour, atteste de la pérennité du western. Surprise : ces hommes ne sont pas fatigués mais disponibles et souriants comme les pionniers de jadis. Sur le terrain d’essai voisin, ils risquent leur vie pour tenter de franchir ce fameux mur de l’altitude sur lequel, dit-on, les engins se fracassent au-delà d’une certaine vitesse. Et bientôt l’épopée aérospatiale relaie l’épopée aéronautique. Le western devient galactique. La terre est un ranch et deux familles rivales se disputent l’hégémonie du territoire spatial. Les Soviétiques ont réussi un raid de reconnaissance audacieux sur une monture nommée Spoutnik. Les Américains s’apprêtent à riposter. On demande des volontaires équilibrés et musclés pour porter haut et loin la bannière étoilée. Les candidats sont légion, la sélection âpre. Les heureux élus sont coiffés sur le modèle standard du papier de verre, fêtés comme des stars d’Hollywood, médaillés par Dieu lui-même (JFK), hommagés dans une gigantesque brochettes-party, descendant la 5ème Avenue comme au temps de Lindbergh. Pourtant ces sept braves types, bons pères, bons époux, bons citoyens, bons Américains que la NASA considère comme des versions à peine améliorées du chimpanzé, sont aussi à leur manière sept mercenaires des étoiles, des hurluberlus animés par la même idée démente, le même projet délirant : que l’espace puisse devenir une simple distance à franchir. Et de fait, quelques années plus tard, lorsqu’Armstrong et Aldrin poseront le LEM de la mission Appolo XI sur le sol de la Lune, ils auront une formule lourde d’histoire qui mettra un terme à toute cette folie : "Alunissage réussi. Altitude zéro !"


De 1947 aux années soixante, Philip Kaufman embrasse tout cela. C'est sur les quinze années de la conquête de la dernière frontière qu'il se penche, en remplaçant la mythologie des purs-sangs et du désert de l'Ouest par celle des astronefs et de l’espace, mais en reconstituant avec le même souffle toutes les étapes de l'épopée. Au revoir Buffalo Bill, plus de cheveux longs, plus de moustaches ni de barbichettes, plus de joues râpeuses. La peau est glabre, le cuir culotté fait place à la combinaison de plastique argenté. En première analyse seulement, l’évocation s’inscrit dans la tradition des grandes célébrations qui confortaient l’Amérique dans l’idée de leur suprématie mondiale. Ce chant de gloire est un cinéma d’images et de plain-chant, saturé de détails anecdotiques. Les personnages forment un groupe, une entité, une force en marche. Ils composent une constellation aussi collective que celle qui figure sur le drapeau. Dans leur ombre, les sept épouses illustrent tout aussi symboliquement la notion des femmes aimantes et admiratives, mais aussi inquiètes, vivant constamment dans l'angoisse de l'accident — et le film en fait, là encore, un très beau portrait. Kaufman renoue avec une tradition cinématographique tombée en désuétude : le film d’explorateur. Ce cinéma a vibré à l’heure du Kon-Tiki, des expéditions en Antarctique ou au Groenland, il a parcouru tous les recoins de la terre et tous les fonds de la mer. Œuvre sur la vitesse, le dépassement des contraintes de l’espace et du temps, L’Étoffe des Héros s’inscrit au cœur de l’"esthétique de la disparition". Certains des moments les plus forts sont ceux où un pilote, franchissant des limites humaines, perd tout contact avec le sol, disparaît de l’image (les nuages), de l’écran et de la bande-son. C’est comme un vertige qui nous prend alors, le même que celui ressenti face aux premières images tremblantes de l’avion et à la disparition finale du siège éjectable dans Dossier Secret d’Orson Welles.


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Fin analyste de la psyché de son pays, Kaufman entretient un esprit critique vigilant, désamorce les clairons triomphalistes, pratique volontiers l’humour, la raillerie, l’ironie et la dérision. Aussi les envolées nationalistes sont-elles sans cesse contrebattues par des pointes caustiques qui charrient des relents de subversion. La façon dont les journalistes couvrent l’actualité spatiale et utilisent les femmes des héros relève de la franche satire. Lyndon Johnson apparaît comme un personnage de farce, caractériel, capricieux et ridicule. Le film jubile à montrer l'agitation immature régnant dans les coulisses du pouvoir lorsque les Russes lui coupent l'herbe sous le pied (l'émissaire de mauvaises nouvelles qui arrive toujours en retard). Même chose lors des homériques séances de brainstorming où l’on voit un aéropage de VIP (dont Eisenhower) se demander sans rire s’il ne vaudrait pas mieux envoyer dans l’espace des professionnels du vide, fil deferistes, hommes-canons ou trapézistes. Leur bêtise atteint alors ce point boomerang où, se retournant contre elle, elle est capable de faire des étincelles. Et pour illustrer le challenge qui oppose les États-Unis et l’URSS, le cinéaste injecte des images tournées à la Cité des Étoiles où l’on voit le lancement des fusées Vostok mais surtout l’éclat de rire satanique d’une sorte de Nosferatu censé camper le directeur des programmes spatiaux soviétiques. Cette image est la pertinence même pour exprimer l’état affectif américain de l’époque à l’égard de la Russie : un monde bizarre, mystérieux, menaçant et vaguement diabolique. En se défendant de manière explicite d'être nostalgique, le film accuse pourtant sa propre nostalgie. C'est la sens de la dernière conversation entre Yeager et son épouse, devant l'ancien paradis des pilotes détruit par un incendie. Ceux qui ne sont pas été sensibles à cet aveu discret reconnaîtront peut-être là une moralité à la Reagan. Ils se trompent : le personnage vraiment reaganien, c'est celui qui refuse de tenter de franchir le mur du son parce que la prime de risque n'est pas assez élevée. Le libéralisme ne compte pas le désir de gloire parmi les mobiles rationnels. Il faut admirer au contraire ici l'appétit et le discernement avec lesquels les protagonistes savent se saisir de l'occasion. Cette éthique est en rapport étroit avec l'entreprise astronautique : on sait qu'il faut attendre une fenêtre pour lancer un engin. L'aptitude à disposer de ce que le monde se prête aux hommes, voilà une belle et grande vertu épique.


Distancié dans son attitude fondamentale envers l'histoire américaine, témoignant d'un équilibre parfait entre scènes d'action et moments intimistes, Kaufman signe donc une œuvre galvanisante. Une pléiade de stars en devenir confèrent force et densité à leurs personnages d'individualistes courageux, portés par la même volonté de prospecter l'inconnu. Ils consacrent l'esprit aventurier, expriment la passion et l'inconscience, la bravoure et la folie, et aiment, comme les aviateurs de Seuls les Anges ont des Ailes, cimenter leur camaraderie autour d'un verre, en méprisant les honneurs et la fanfaronnade. Substituant à la logique conquérante des couplets patriotiques une fraîcheur et une densité romanesque à la Melville ou à la Hemingway, L'Étoffe des Héros est ce classique du cinéma américain des années 80, hyper spectaculaire, constamment intelligent, qu'on ne se lassera jamais de revoir. Que dire de ces étourdissantes séquences aériennes, devenues mètres-étalon pour toutes les scènes similaires lors des années suivantes ? De cette attente étrangement suspendue, contemplative, presque mystique, lors du vol de John Glenn ? Le registre du merveilleux est atteint lorsqu’il traverse ce qui ressemble à un vol de lucioles, et sa solitude spatiale semble communiquer avec les aborigènes australiens qui ont allumé des brasiers pour célébrer son passage. Lien saisissant entre deux temps, deux époques, deux cultures si éloignées et soudain si proches. Lorsqu'à la toute fin, le visage de Gordo Cooper s'illumine devant la lumière divine perçant du hublot, que la voix-off accompagne la progression de sa fusée dans la haute atmosphère, et que résonne le score exaltant de Bill Conti, on a le cœur battant d'une profonde émotion.


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Thaddeus
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le 5 sept. 2022

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