L'Étrange couleur des larmes de ton corps par Gilles Da Costa

Après Amer, leur premier long métrage en forme de lettre d’amour au Giallo, le duo Hélène Cattet / Bruno Forzani explore encore plus précisément avec L’Etrange couleur des larmes de ton corps, les motifs récurrents du genre. Véritable regard sémiotique sur la mise en scène du meurtre, cette oeuvre éminemment fétichiste repousse encore les limites de l'expérimentation et propose ainsi une véritable expérience sensorielle d’une beauté simplement ahurissante. Fresque kaleidoscopique de formes, de textures, de lumières et de sons, ce film abandonnant la narration traditionnelle pour une structure labyrinthique et fragmentée assez proche du travail de Satoshi Kon (comme le confirmera Bruno Forzani après la projection), passionnera les spectateurs sachant lâcher prise mais rebutera assurément les autres.

De retour chez lui après un voyage d’affaire, Dan Kristensen découvre que sa femme a disparu. En tentant de la retrouver, il s'aperçoit que la plupart des résidents de son immeuble partagent une expérience similaire et que la source des drames se trouve certainement entre les murs de ce macabre bâtiment à la longue et tortueuse histoire.

L’Etrange couleur des larmes de ton corps est un véritable délice pour les amateurs de giallo qui trouveront leurs repères dés les premières minutes du film. Car tout dans ce métrage est hommage, clin d’oeil, citation du genre jusque dans les moindres détails. Tout d’abord, le titre du film en lui-même nous renvoie aux noms alambiqués des classiques du début des années 70, comme Ton vice est une chambre close dont moi seul ai la clé ou évidement L'étrange vice de Madame Wardh de Sergio Martino.

Ensuite, le magnifique décor art nouveau de l’immeuble bruxellois servant ici de toile de fond semble ouvertement citer Suspiria ou la maison abandonnée des Frissons de l'angoisse d’Argento. Comme pour forcer le trait et affirmer un amour manifeste pour cet univers, la plupart des décors sont d'ailleurs meublés et accessoirisés à la mode 70’s. Le soucis du détail est tel que les plus attentifs pourront même remarquer un vinyl de la bande originale de La Belladone de la tristesse posée sur une table basse, signe d’une volonté de ne rien laisser au hasard.

Enfin, comme pour ancrer toujours plus solidement leur film dans un univers référencé, Cattet et Forzani utilisent très habillement des compositions de Riz Ortolani, Bruno Nicolai, et Ennio Morricone. Bien placées et correspondant parfaitement aux scènes qu’elles accompagnent, ces morceaux n’apparaissent jamais comme des gimmicks superficiels et amplifient parfaitement l’impact viscéral d’un montage d’une précision incroyable. Tous ces empreints, alliés à l’utilisation judicieuse d’un super 16mm granuleux, sont employés avec beaucoup d’intelligence, bien exploités, pour apporter au film une indéniable “résonance” esthétique et sonore nous ramenant sans mal dans ce monde sadique, voyeuriste et fétichiste que nous aimons tant.

Mais au-delà de cet habillage nostalgique, L’Etrange couleur des larmes de ton corps ne se contente pas de recycler les motifs du giallo. En effet, bien plus qu’une simple régurgitation d’influences, il tente sans relâche de repousser les limites du genre en matière de sublimation de la mise à mort. Ainsi, chaque scène est un tour de force graphique, une véritable claque sensorielle à la puissance visuelle et sonore rarement atteinte. Étourdissant de maîtrise, le film enchaîne les unes après les autres des morceaux de bravoure d’une audace folle et semble présenter une idée par plan à un rythme effréné durant ses 102 minutes. Tout ici est méticuleusement pensé, soigneusement exécuté afin de perdre le spectateur dans un véritable tourbillon hypnotique, comme pour lui faire ressentir la désorientation du personnage principal.

Ce qui impressionne dans L’Etrange couleur des larmes de ton corps, c’est aussi la richesse des différentes visions présentées, la variété des ambiances et des tons. Cattet et Forzani parviennent ainsi à créer un univers complexe en s’affranchissant de toute logique rationnelle pour nous noyer dans ce dédale macabre. Un univers cauchemardesque où tout est amplifié, exagéré comme pour attaquer les sens. A ce titre, le travail sur le son est ici très important et parvient réellement à apporter une autre dimension au film grâce à un mixage très agressif et percutant soulignant encore le coté purement viscéral de l'expérience.

Bien plus qu’un stérile exercice de style, L’Etrange couleur des larmes de ton corps n’est pas seulement une oeuvre expérimentale dénuée de structure ou d’intrigue. Bien entendu, comme dans la grande majorité des gialli, le “whodunit’ est quelque peu en retrait par rapport à une forme prépondérante mais il serait regrettable de considérer ce film comme une coquille vide sans substance. Car passé le déluge audiovisuel pouvant distraire le plus attentif des spectateurs, son scénario présente une structure narrative fragmentée assez complexe difficilement décryptable au premier visionnage. Peut-être plus introspectif ou même fantastique qu’il n’y parait, ce film mérite sûrement d’être vu plusieurs fois afin de comprendre ses différents niveaux de lecture.

Digne de ses illustres aînés, L’Etrange couleur des larmes de ton corps est donc une plongée étourdissante dans l’univers extrêmement balisé du giallo, un poème macabre en trompe l’oeil d’une beauté incontestable. Oeuvre assez hermétique ultra référencée peut-être difficilement accessible pour les spectateurs habitués aux thrillers traditionnels, elle saura pourtant séduire ceux qui sauront s’immerger dans son histoire sinueuse sans chercher des réponses évidentes à toutes les questions posées. Film audacieux, courageux, amoureux du cinéma et de ses possibilités, L’Etrange couleur des larmes de ton corps ne dépareillera pas dans votre bluraythèque au milieux des meilleurs Argento, Fulci, Bava, Margheriti ou Martino. En attendant, rendez-vous en masse dans les salles en mars 2014 pour célébrer ce nouveau fleuron du genre.

Sortie en salles en mars 2014.

Belgique/France. 1h42. Réalisé par Hélène Cattet et Bruno Forzani
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le 25 nov. 2013

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Gilles Da Costa

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