Après son premier long-métrage Irréprochable, thriller social aussi inquiétant qu'hypnotique, Sébastien Marnier confirme à la fois le potentiel de son cinéma de formaliste, avec un vrai don pour la tension nourrie de petits riens, et de son « univers mental », singulier, insaisissable, anxiogène, rempli de malades latents pris au piège d’univers péri-urbains étouffants où le ciel le plus radieux n’est pas nécessairement le meilleur augure.


L'Heure de la sortie est nettement plus ambitieux qu'Irréprochable. Ce dernier n’était pas dénué d’un sous-texte sociopolitique, qui rappelait Le Couperet de Costa-Gavras sur un thème similaire, mais restait rivé à son personnage de psychopathe en perdition qu’interprétait remarquablement Marina Foïs. Avec ce deuxième film, exit le scénario original à l'humilité parfaitement adaptée à une première réalisation (c’est-à-dire ni trop cher, ni trop prise de tête sur le plan technique), place à une adaptation du prix du Premier Roman 2002 – rien que ça. Or, ambitieux signifie souvent casse-gueule. Ce deuxième projet était-il casse-gueule ? Un brin. Le film de Marnier manque d'ailleurs, à quelques reprises, de sombrer dans l'écueil du deuxième film trop téméraire pour son bien. Il brasse une multitude de thèmes : la crise de l’autorité (parents quasi-absents, personnel enseignant moins soucieux de « transmettre le savoir » que de cirer les pompes de ses meilleurs élèves, héros vite dépassé par l'inhabituel…) et son besoin fondamental dans toute société (est évoqué le massacre de Columbine, en partie le résultat d’une grande négligence de la part des familles des deux jeunes auteurs) ; l’importance d’une éthique au sein de l’élite (dont le degré d’intelligence et le niveau de culture générale ne sont rien sans une éducation morale digne de ce nom, et en lien avec le « peuple réel ») ; le phénomène sectaire (avec ce collège un peu coupé du reste du monde, avec son personnel tantôt fanatique, tantôt lunaire, et dont les chorales aux dehors candides sont autant de messes hallucinées) ; et surtout les deux derniers thèmes que sont la génération Z, très rarement traitée au cinéma sous un angle sociologique, et les dommages que produit l’omniprésence agressive des médias sur ces jeunes esprits nés après le 11 septembre, avec leur saturation d’images de fin du monde. Qui a dit « ouf ! » ?


Par ailleurs, le film conjugue également bien des genres, donnant tour à tour l’impression de voir un Esprits Rebelles à l’envers (« Allez, les fils à papa, maintenant, vous allez apprendre la vie... »), une réactualisation du Village des damnés qui remplacerait les diableries par l’endogamie sociale, un remake non-officiel de L’Invasion des profanateurs tant l'entourage de Philippe semble perdre la boule les uns après les autres, avant de retourner à son point de départ dans un dénouement qui fait plein de sens ; et il fait de fréquents aller-retours entre la chronique scolaire et le thriller paranoïaque (on pense un peu à Arlington Road, film moyen mais mémorable pour sa fin), le réalisme social et le fantastique, du moins apparent. Heureusement, le scénario de Marnier et Élise Griffon sait conjuguer tout cela dans un beau naturel, et a l’excellente idée de ne pas céder au fantastique (d’où notre « apparent ») : on voit à plusieurs reprises poindre l’« étrange » dans une ambiance qui laisse croire à certains moments que l'on a affaire à un « film de genre », mais ce sont autant de fausses pistes ; les blattes grouillantes et autres visions cauchemardesques ne seront jamais que les manifestations optiques du burn-out in progress qu'accuse le protagoniste (Marnier a évoqué, dans un entretien, sa volonté d’exprimer visuellement son point de vue, donc sa paranoïa), et les comportements déconcertants de certains professeurs n’auront pas de suite (comme la folle qui lui passe des coups de fil anonymes... quoi que là, on aurait aimé une petite explication) : tout cela n’est « que » le spectacle, rivé au réel, d’un microcosme aux portes de l'aliénation.


Soyons clairs, l’intérêt premier du film est sa qualité d’expérience sensorielle. Mais ce n’est pas un problème, au contraire, car dans un cinéma français encore trop timoré, c’est une chance à ne pas snober. On retrouve le « don » de Marnier pour les atmosphères qui faisait l’attrait de son précédent film : mentionnons par exemple son utilisation de lentilles anamorphiques pour adapter le décor à l’état d’esprit de plus en plus dégradé du héros (un peu plus subtil que les blattes…), ou encore son excellente utilisation de la tout aussi excellente musique rétro-pop du groupe Zombie Zombie, qui rappelle un peu le cinéma de John Carpenter des années 80. Tout inquiète, dans ce cauchemar éveillé et ostensiblement kafkaïen, même quand Marnier en fait un peu trop. Comme nous l’avons dit plus haut, l’azur du ciel jamais n’égaie ce tableau d’entrée pourri, pourri, entre autres, par une canicule qui distille son poison dans les esprits épuisés, et dont le chef op Romain Carcanade reproduit intelligemment la sensation, notamment via des motifs récurrents comme la goutte de sueur. Ainsi, quand le protagoniste affronte ses « élèves » hors de leur salle de classe, c’est sous le soleil, oui… mais sous celui de Satan.


Malgré ces qualités, L’Heure de la sortie échoue à convaincre entièrement à cause de l'imprécision de son propos : autant il parvient à conjuguer les genres, autant il se paume souvent dans le trop-plein de thèmes évoqué plus haut… écueil dont pâtit son récit, qui abuse des faux-semblants. La première moitié est un modèle de « build-up » qui promet de grandes choses, à commencer par une conclusion satisfaisante, à la hauteur de ces envoûtantes promesses, quelque chose capable de lui éviter le fameux « tout ça pour ça ? » qui vient en tête à la fin de bien trop de films... mais la seconde se repose un peu trop sur ses arguments formels. Oui, le groupe des ados prépare un sale coup, oui, la Terre est en danger, mais c'est un peu maigre. L'Heure de la sortie n'est pas seulement un film de sensations, il fait aussi travailler ses méninges, la surabondance de thèmes en témoigne... mais c'est par moments laborieux sous ses dehors électriques. Par ailleurs, que les personnages secondaires soient avant tout des incarnations de concepts n’interdisait pas les scénaristes de les développer un minimum ; en l’état, leur caractérisation les fait tenir sur un ticket de métro chacun (nous reviendrons plus bas sur les ados). Pierre EST le seul qui bénéficie d’un arc narratif substantiel. Et encore, il n’en souffre pas moins des petites inconsistances du scénario : on a par exemple du mal à voir ce qu'apporte son homosexualité au schmilblick, et il faut tout le talent de Lafitte pour sauver les meubles, à commencer par sa capacité à incarner ce moment où un homme hésite entre la plus affligeante banalité et la folie homicidaire. De la même manière, on peine à comprendre pourquoi tout le personnel de cette école est plus ou moins frappadingue, même si l’on voit à peu près où le film veut en venir. Ce sont deux problématiques distinctes. La fin est à la fois très séduisante dans la forme... et assez déconcertante dans le fond : est-ce un cauchemar du héros ? Une hallucination ? Ou bien la réalité ? Si c'est la réalité, les ados sont-ils derrière cette mini-fin du monde, auquel cas le scénario basculerait dans le grotesque, ou bien n'ont-ils fait « que » prévoir l'apocalypse ? Si apocalypse il y a, est-elle locale, ou globale, tant qu'à faire ? Si elle est métaphorique, qu’exprime cette métaphore ? Ce dénouement rappelle celui de Take Shelter... mais en bien moins limpide, évident, et organique. Ça de la gueule, mais peut-être n’y a-t-il que ça ? Par ailleurs, à quoi servait l’entrainement physique des gamins… si c'était pour se suicider ? Précipiter son autocar dans un ravin exigeait-il une préparation à la Fight Club ? Le film s’autorise un peu trop de petits plaisirs gratuits, qui manquent de lien avec le tout, contrairement, par exemple, au fameux clochard de Mulholland Drive !


Par ailleurs, le film se charge de digressions sociopolitiques franchement superflues : la démonstration saute aux yeux, avec ce collège composé d’un personnel et de jeunes élèves majoritairement blancs (pas une seule minorité dans le groupe des affreux), sa nature de vase clos (autre manière de désigner le fameux « entre-soi » que fustigent les chantres de la France multiculturelle), son obsession du tout-sécuritaire (la simulation d’attentat), la réplique stigmatisante d’une mère d’élève à l’encontre des jeunes issus de l’immigration afro-maghrébine (quelque chose du genre de « c’est toujours les mêmes »), ou encore la référence du directeur au classement du Figaro. Et en quoi elle sert le propos et la dramaturgie du film. Un indice : en rien. Le sous-texte social n’est donc pas vraiment convaincant. Séduisant, mais peu mieux faire. Peut-être ces ratés n’existeraient-ils pas si Marnier et Griffon s'étaient attachés à développer un propos cohérent et substantiel sur le sujet de l’écologie ? Parce que soyons clairs : dans L’Heure de la sortie, ce dernier n’est qu’un prétexte. Le film n’est pas une charge écolo déguisée en film de genre, mais un thriller plus ou moins cérébral qui brasse plusieurs sujets, dont les méfaits de l’homme sur la Terre, pour alimenter son propos… brinquebalant. Il aurait mieux fait de se cantonner à la dimension intime et philosophique du mal-être que ressentent les personnages, un peu comme le Virgin Suicides de la fille Coppola, qui se contentait du minimum...


Mais ne soyons pas ingrats. Oui, les personnages secondaires ne sont pas bien étoffés, affreux ados compris, mais a priori, il n’était pas dans les intentions de Marnier et Griffon d’écrire des portraits d’adolescents authentiques : on retourne aux symboles, aux incarnations. La bande de surdoués nihilistes, créatures insaisissables, incarnent ambiguïté de l’adolescence dans ce qu’elle a de plus inquiétant, entre une enfance qui les excuserait (trop facilement ?) et un âge adulte qui les condamnerait (à moins qu’ils ne soient trop forts), et en tant que tels, ils tiennent parfaitement la route. Leur écriture et leur casting étaient peut-être les plus gros challenges du réalisateur, car dans ce genre de cas, les réalisateurs ont trop tôt fait de confondre surdoué un peu asocial et tête de nœud modèle réduit. Ces personnages devaient faire des adolescents crédibles, c’est-à-dire des êtres dont la plus remarquable précocité intellectuelle ne saurait remplacer l’intelligence que l'on tire de l’expérience sensible, et devaient être incarnés par des jeunes acteurs tout aussi crédibles dans ces rôles, c’est-à-dire capables de faire autre chose que la gueule, et autant dire que le pari est réussi sur ce plan, notamment avec Victor Bonnel (Dimitri) et Luàna Bajrami (Apolline) : ils donnent immédiatement envie de leur filer des tartes dans la gueule, MAIS un vague instinct murmure au spectateur qu’il y a PLUS que ça, sous ces dehors supérieurement antipathiques. Rien de MOINS que des enfants égarés. Leurs montages vidéo, leurs monologues philosopheux, les images de destruction qu’ils choisissent, ont la naïveté de leur âge.


Mais leur âge a la sombre spécificité de leur époque, celle de la génération Z évoquée plus haut, celle d’un « no future » qui gagne en argument au fil des années, celle des « selfies » pris avec une jambe dans le vide (également trouvables sous la forme de vidéos trompe-la-mort sur YouTube)… celle qui n’a pas connu un monde sans « likes » ni « dislikes », et aimerait pourtant savoir ce qui vaut VRAIMENT la peine d’être « liké ». Et leur pessimisme est, hélas, plein d'arguments, c’est une des forces du film, tout inégal qu’il soit. Il n’est pas question d’excuser leur comportement, mais de comprendre leur origine, au-delà de leurs prédispositions génétiques à la psychopathie ou à la dépression : à leur manière, Apolline, Dimitri et leurs précoces petits suiveurs n’incarnent rien de moins qu’une maladie de leur monde, un monde en constant bouleversement dont les crimes écologiques ne constituent qu’une part des méfaits. Et le film de Sébastien Marnier a, au grand minimum, le mérite d’avoir effleuré du doigt cette réalité tragique à travers un faux film de genre quand même sacrément mémorable.

ScaarAlexander
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le 18 janv. 2019

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