Dans le tréfonds des égouts, au sein de la mélasse crasse, un homme rêve des étoiles. Ainsi débute 7th Heaven, film qui s'érige dans les salles en 1927, année grandiose. Frère jumeau de L'Aurore, films tournés quasi en même temps et qui possèdent leur propre génie, mais dont les parallèles sont nombreuses. Première évidence, la frêle et belle Janet Gaylor, totem à elle même de la plus tragique misère humaine. Terrible vie, funeste destin que seul un amour absolu peut absoudre. Le nom de Gaylor a aujourd'hui bien peu de résonance dans l’écho populaire. Mais à la pensée du sentiment amoureux vient se substituer son angélique visage, où sur chaque pore, est gravé innocence.


Par son personnage s'exprime aussi la précarité de l'époque. La crise de 29 attend son heure, semant à l'avance, ses premiers symptômes. Le monde se scinde alors en deux, les riches et les pauvres, la raide politesse face à la tendre maladresse, la modernité et le monde rural qui voit son existence toujours plus menacée. La représentation de cette modernité est absente du film de Borzage qui cependant, sans caricature, montre la rapacité de la classe dirigeante. Tandis que le pauvre crève salement au front, le colonel à la peau savonné et cheveux satinés vole son seul bien, celui qui lui est le plus cher. Si le pauvre hère n'est toujours pas à terre, achever lui le cœur. Une société à deux niveaux, immortalisé dans le chef d’œuvre contemporain de cette même année bénie, Metropolis. Verticalité bourgeoise, profondeurs précaires, travaux ingrats et meurtrier. On assassine à petit feu, dans la douleur du labeur, sous les effluves vaseuses des rivières de merde ou l'émanation toxique des usines ultra-modernes. L'embarras du choix. Après tout l'art du meurtre est fertile chez l'homo sapiens.


Mais la grandeur de 7th Heaven tient à sa capacité d'équilibre stoïque, qui ne sombre jamais dans un misérabilisme crasse. On pourrait reprocher un certains idéalisme américain trait de marque hollywoodien récurrent, à l'égard de la bonhomie de Chico dans sa condition et sur le champ de bataille. Mais un idéalisme qui se paye cher, un bras arraché, une vue retirée, et des futurs cauchemars que le film nous épargne mais que l'on a peu de peine à imaginer. De plus Borzage parsème son film de touches ironiques particulièrement cruelles. C'est le cas de Rat, dont le nom évoque déjà le triste statut, personnage qui donnera sa vie pour l'auteur du sordide sobriquet.


Impressions trompeuses d'un cinéma des origines à la morale chrétienne encore très prégnante. Le vicieux voyeur finira dans les flots de déjections et le puritain ira au septième ciel. Mais les images révèlent un revers de médaille peu glorieux. Un rêve américain qui conduit à l'individualisme, les amis ne sont que de circonstances. L'opportunisme pointe et on tend volontiers la main à celui qui nous crachait dessus hier. Un désir d’ascension sociale, la carotte américaine, chacun sachant pertinemment que les étoiles sont impalpables. Mais voilà, Chico lui, en a trouvé une. 1m52 de tendresse et de bienveillance.


Loin de la romance binaire hollywoodienne, l'amour naît ici de la nécessité. La première rencontre en effet, se fait sous le ton du déni. Borzage creuse la personnalité de son héros, son individualisme aux accents souvent hautains. Mais la subtilité du jeu d'acteur et de la mise en scène dise le contraire. Armure fragile fait de préceptes abruptes et d'un enthousiasme optimiste grossièrement assemblés ensemble. Les failles sont nombreuses et face à la tragédie, l'humanité resurgit. S'ensuit quiproquo et nœuds de scénario bien noués, soutenu par une maîtrise rares des registres. Borzage passe ainsi, de la tragédie, à la comédie romantique, du film de guerre au drame sentimental. Mélange des genres remarquable qui s’additionne à celui des humeurs. Borzage n'hésite pas à distiller quelques notes venant contrarier la tonalité d'une scène. Créant ainsi une nuance salvatrice empêchant continuellement le film de tombé dans le misérabilisme ou la niaiserie.


Richesse supplémentaire, l’intérêt réside dans le jeu de séduction inversé. En réalité, ce qui étonne c'est l'archétype utilisé, adieu la vamp de L'Aurore, ou la femme fatale, non la jeune fille naïve et candide, d'ordinaire cœur à séduire, inversera ici la polarité. Délicieuse période pré-code, Diane est sexualisée et possède un désir latent, peut être plus fort encore après la réprimande chronique des coups de fouet. Le regard se fait curieux, l'iris palpitante et la bouillotte inutile. Ce qui se cache sous la couette laissant relativement peu de doutes. Au delà de la savoureuse complicité naissance, l'amour du spectateur pour ces personnages vient de l'observation de leur épanouissement. Apprenant l'un de l'autre, Chico se dépareille de son immaturité amoureuse et Diane exorcise ses angoisses, brisant le cercle vicieux dans lequel elle était enfermée.


On ne se lasse décidément pas de l'actorat muet. On se rend compte de toute la dimension corporelle du travail de l'acteur, tant au niveau des postures, mimiques propres et rythmique du corps. Pas de demi mesure, l’œil du spectateur de cette première moitié de XXé siècle doit tout ressentir en une seule image. A l'instar de Gladys Brockwell chevelure sauvage, mâchoire prognathe et sourcil hautain, le dos bossu et le spasme pathologique. En effet, la mégère n'y va pas de main morte, se réchauffant régulièrement le gosier à coup d'absinthe. Avant le moindre coup, son regard fouette les yeux du spectateur.


Le talent de Borzage éclate à l'écran et toute la puissance de l'imagerie du muet avec. Une pureté de l'image, qui n'a pas besoin d'artifices ou de circonvolutions pour toucher directement le spectateur. Une esthétique expressionniste, l'influence tentaculaire de Murnau faisant encore son œuvre sur les cinéastes de l'époque. Les décors du truculent Harry Oliver transpire l'excentricité par toutes les lattes tordus du parquet. Grandeur baroque de ces plafonds à la hauteur intimidante. L'homme a pourtant juré n'avoir jamais été inspiré par l’expressionnisme allemand. Au delà de cette direction artistique marquée, le film fourmille d'idées merveilleuses. Simples mais au combien touchantes, un regard furtif bien emmitouflé, l'être aimé qu'on se prend à imaginer à travers l'odeur et la chaleur de son manteau, la promiscuité du voisinage comme synonyme de l'entraide mais aussi de la pauvreté ghettoïsée, la fragile planche qui lie ces deux habitats. Ivresse de l'ambition, vertige de l'amour, l'équilibre est fragile.


Puis le récit se brise, la foule déchaînée, nous ramène cruellement à terre. L'extase amoureuse devra être mis en pause pour une modique durée de 4 ans. Les rôles s'inversent alors, le revêche se fait tendre et fragile. Ses bras d'acier se crispent et agrippent désespérément. L'adulte ambitieux redevient l'enfant anxieux, la douceur de la soie le réconforte et l'étreinte maternelle le protège ne serait-ce qu'un instant du chaos du monde. Mais voilà si le ciel peut attendre, la guerre, elle, ne permet pas ce luxe.


De la fosse septique à la fosse commune il n'y a alors que quelques kilomètres. Une guerre dont Borzage, nous fait jouir au départ. Dans l'énergie hystérique façon Eisenstein, plans iconiques, les foules véritable matière organique autonome à la cinétique hypnotique. Un talent incroyable pour capter le double sentiment, mélange d'euphorie et d'anxiété des taxis de la Marne. Dans ce sublime jeu de maquettes ou les modèles miniatures s'animent de manière frénétique, la guerre prend presque des allures de petit train électrique. Le personnage burlesque de Boul aux mésaventures rocambolesques comme point culminant de cette touche joyeuse. Mais voilà l'auto du pingre trublion finit bien vite en morceaux et l'odeur de la calcine reprend ses droits.


L'horizon maronnasse aux trouées d'ébène devient l'unique paysage. Celui dont il faudra côtoyer la morbide compagnie de longues années encore. Mais pourtant, lorsque sonne la onzième heure le cauchemar s'évapore et les âmes ne font qu'une le temps d'un instant. L'amour plus fort que la guerre ? Nauséabonde guimauve ? Certes, mais cela n'est qu'images, pas de logorrhées terrassantes de niaiseries ici. La croyance naïve mais bien fervente, que le cinéma nous extrait du monde, et que face aux images la candeur s'efface. Et de cette pureté la noble volonté de nous faire ressentir, ne serait-ce qu'un fragment, l'absolu.

Mise-en-trope
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 15 févr. 2020

Critique lue 118 fois

Mise-en-trope

Écrit par

Critique lue 118 fois

D'autres avis sur L'Heure suprême

L'Heure suprême
Torpenn
10

Objectif Lune

Un superbe film de Borzage, encore ! Mélo magnifique, film de guerre, histoire d'amour, tragédie, tout ça en même temps, avec Janet Gaynor par dessus, par dessous, comme elle veut... Vous ai-je déjà...

le 1 déc. 2010

51 j'aime

69

L'Heure suprême
Docteur_Jivago
9

L'amour fou au delà de la misère

Quelques notes de "La Marseillaise" pour ouvrir le film puis l'on découvre deux vies différentes, celle de la jeune Diane qui vit dans la misère et se fait maltraiter par sa grande sœur et celle de...

le 29 déc. 2014

32 j'aime

3

L'Heure suprême
Pruneau
9

L'amour dans l'âme

L'Heure suprême pourrait être la face B de l'Aurore. Janet Gaynor obtient le premier oscar de la meilleure actrice de l'histoire pour ces deux films. Deux films qu'elle a tourné en même temps, l'un...

le 9 déc. 2010

31 j'aime

39

Du même critique

Les Chiens enragés
Mise-en-trope
4

Molosses Atrabilaires

Tragique, nostalgique, mélancolique, décevant, autant de qualificatifs familiers pour décrire la fin de carrière d'un cinéaste. Radical serait le plus adéquat à l'encontre de Bava. Sueur livide,...

le 19 janv. 2020

2 j'aime

Les Enfants des autres
Mise-en-trope
3

Paris Brille-t-il ?

Rachel, belle mère déconsidérée, se prends à rêver d'enfants à l'heure où la ménopause guette. Un film « personnel » saveur autobio. Gros plan : échelle fétiche du film. Monopolise le cadre, évacue...

le 28 mars 2023

1 j'aime

The Coast Guard
Mise-en-trope
6

Attirail Auteuriste

Nord/Sud. Deux points cardinaux irréconciliables au centre névralgique mélancolique. L'éternel déchirement, celui qui meurtri et hante les consciences coréennes depuis maintenant 75 ans. Une hantise...

le 26 févr. 2020

1 j'aime