Une question n’a pas cessé de creuser mon esprit au regard de « L’Homme qui voulut être Roi » : pourquoi n’ai-je pas vu ce film plus tôt ? Tous les archétypes de l’œuvre qui m’aurait bouleversé en tant qu’enfant sont ici présents. Mieux encore, ils sont à leurs apogées. C’est une bouffonnerie mégalomane, une véritable canaille filmique cynique et ricaneuse dépeignant l’humain dans toute sa médiocrité, mais aussi dans toute sa grandeur. Tout commence sur un ton une peu plus narquois : deux colons britanniques, dans l’Inde de la fin du XIXème siècle (bien qu’il faudrait vraiment vivre dans une grotte pour ne pas se rendre compte que le film à été tourné au Maroc), vont se révéler de véritables conquérants en exhaussant un rêve fou : entrer au Karifistan, un pays fermé à la civilisation, pour non seulement en piller les richesses, mais en plus, en devenir les rois.
Le film est sorti en 1975, à une époque où émergent le Nouvel-Hollywood, les Spielberg, les Coppola, les De Palma. Pourtant, on le croirait tout droit venu des années 1950. Ce qui n’est guère étonnant, puisque c’est dans le cadre de ces dernières que ce projet d’adaptation d’une nouvelle éponyme de Rudyard Kipling a germé dans l’esprit de John Huston. Ce dernier déploie tous ses talents de cinéaste maraudeur : on y retrouve les grands espaces stimulant la soif d’aventure, l’ivresse de la mégalomanie, l’exigence d’un scénario profondément complexe. C’est simple, le film ne s’arrête jamais : on commence dans un espace miteux de l’Inde sous domination britannique, au sein duquel Peachy Camehan (Michael Caine) s’apprête à nous narrer la suite du récit. Puis nous voilà embarqués, via un fondu enchainé, dans un compartiment de train fumant, pour ensuite nous retrouver à dos de chameau, de mule, sans omettre la marche à pied ! Tout est exacerbé, simpliste, exaltant, qu’il s’agisse de la réalisation, relativement académique, ou de la lecture de la trame, souvent vulgarisée à l’essentiel. Mais cela était sans compter la remarquable acuité de John Huston : la légèreté cohabite ici, plus qu’étroitement, avec la gravité. Chose se révélant d’emblée par les actes odieux ainsi que les comportements ouvertement racistes des deux protagonistes (à commencer par Michael Caine jetant un passager indien hors du train), lesquels interviennent avec une subversive normalité.
Plus le film avance, plus ces deux lurons qui, au départ, nous amusaient bien volontiers via leur désinvolte naïveté, se transforment en conquérants sanguinaires. Ainsi, dans le cadre de l’aventure avec un grand A, John Huston saisit l’homme dans toute son ambivalence, sur fond de colonialisme, de vanité, amenant un conflit moral au sein même de sa plume. La plume, justement, c’est le principal sujet du film. Comme dis plus haut, il démarre, donc, par le personnage de Michael Caine racontant l’histoire à un journaliste du nom de Kipling (bien plus qu’un clin d’œil !), nous propulsant dans un flashback. Et ce n’est que dans cette histoire qu’apparaît l’autre membre du duo : Daniel Dravot (Sean Connery), le futur roi du titre. Ainsi, « L’Homme qui voulu être Roi » dépeint deux visages, deux consciences, deux destins, mais c’est un buddy-movie où, justement, nos deux (anti)héros pourraient aussi bien ne faire qu’un. Là se trouve, sans doute, l’aspect le plus brillant du film : John Huston ne se contente pas seulement de nous provoquer un sentiment d’attachement pour deux ordures, mais soulève des problématiques bien plus profondes, notamment vis-à-vis de l’empire britannique. Pour un homme, où se situe à frontière entre la folie des grandeurs et la cruelle mégalomanie ? Qu’est-ce qui nous pousse à bouleverser une nation entière, à bâtir des empires ? Est-ce la folie, la soif de pouvoir, ou tout simplement cette envie, inhérente à tous, de se surpasser, de se voir sublimer, de dépasser sa condition ? En trompant le Karifistan pour assouvir leurs pulsions véreuses et opportunistes, et de surcroit en s’y faisant passer pour des dieux, nos deux gentlemen y apportent, malgré tout, le sens de la justice, la technologie, la pacification. Pourtant, il n’y a là aucune vertu, seulement de l’impudence.
Comment considérer le pouvoir ? C’est avec brillance et acuité, loin d’un moralisme aboulique, que « L’Homme qui voulu être Roi » nous propulse dans un inconfort jovial, transformant sa sympathie initiale en un point d’interrogation adressé à ses propres représentations. Epique conte existentiel, ce film, d’une infaillible beauté plastique, met en exergue une quête perdue pour mettre à jour l’outrecuidance pathétique de l’homme occidental. Déroutant, mais fondé, modeste, et remarquablement efficace. Et un réalisateur fabuleux qui, in fine, ne fait que souligner ses obsessions dans les dernières années de sa vie. Et finalement, il n’y a pas grand chose à en dire, j’en ai plein les yeux. J’ai envie, moi aussi, de prendre mon sac à dos, et d’échanger ce que j’ai de plus cher contre deux mules et quelques flingues pour partir à l’aventure et conquérir un monde dont Je serai Roi ! Ne Me lisez plus, regardez Moi, car il ne sera, malheureusement, jamais impossible d’être profondément humain.
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