Savoir que l’on a toujours des choses à découvrir, c’est probablement l’une des choses les plus formidables avec le cinéma. Et, pour cela, il n’y a pas forcément besoin de regarder vers l’avenir. Parfois, c’est en retournant loin, très loin dans le passé, que l’on fait face à de véritables révélations. La preuve, ici, avec L’Inhumaine, de Marcel L’Herbier.


Dans une grande demeure huppée, en marge de la ville, se pavanent les élites de la société parisienne. Tous viennent rendre visite à la mystérieuse et magnétique cantatrice Claire Lescot, que chacun convoite à sa manière, comme un joyau inaccessible et à la gloire étincelante. Autant qu’ils s’acharnent à s’attirer ses faveurs, elle s’amuse à les décliner, prenant l’ascendant sur ces hommes peu intéressants et très intéressés. Et, fatalement, quand elle annonce qu’elle décide de partir seule en voyage autour du monde, c’est tout leur monde qui s’écroule, notamment celui de l’un d’entre eux, qui se retrouve abandonné aux mains du désespoir. Le temps sera alors aux stratagèmes et à la remise en question.


Satire sur une aristocratie décadente, vision d’élites fermées sur elles-mêmes et méprisant le peuple, à l’image de ces domestiques masqués sourds et toujours souriants, L’Inhumaine cherche, à l’image de son écran-titre, à rendre l’inhumaine, humaine. Chercher l’humanité dans un monde inhumain sera la mission d’Einar, esprit aussi timide que génial. Le chemin pris par Marcel L’Herbier dans L’Inhumaine ne réserve pas d’immenses surprises d’ordre scénaristique, proposant un scénario assez simple et balisé, étant régulièrement cité comme étant un des points faibles du film. Mais, si l’on peut potentiellement émettre des réserves sur ce point, cela est vite oublié tant L’Inhumaine propose une fabuleuse expérience cinématographique. Disons-le tout de suite : Marcel L’Herbier offre, avec L’Inhumaine, un sommet du cinéma muet, où les idées fusent, réunissant de grands talents de l’époque pour proposer, en quelque sorte, le film ultime du mouvement art-déco.


A une époque où l’on valorise surtout l’histoire, il est bon de rappeler la valeur de l’image au cinéma. Car le cinéma, ce sont avant tout des images, capturées par la caméra et associées entre elles grâce à l’art du montage. Le sens de l’image existe toujours bien sûr, mais il était plus que prégnant en 1924, lorsque L’Inhumaine sortit en salles. Une époque où l’image communiquait directement avec le spectateur, sans la surcouche sonore, laissant aux artistes libre cours à leur imagination. Les années vingt furent une époque d’expérimentations sans précédente, avec un véritable mouvement opérant en France, à l’initiative de plusieurs cinéastes tels qu’Abel Gance, René Clair, Germaine Dulac, Ivan Mosjoukine, ou Marcel L’Herbier. Et L’Inhumaine semble avoir été, pour ce dernier, un véritable terrain de jeu pour défier les limites de son art.


Ce qui surprendra le spectateur d’aujourd’hui, à la vision de ce film, c’est sa modernité, avec des idées de plans et de mouvements de caméra novateurs pour l’époque. Autant que les plans s’enchaînent, une nouvelle idée apparaît à l’écran, pour représenter la vitesse, une interrogation, une oreille à l’écoute, une ville en mouvement en hors champ… Marcel L’Herbier multiplie les plans soignés et virtuoses, insufflant dans les images une véritable puissance évocatrice. Le montage, notamment lors des passages faisant appel à des outils mécaniques, fait penser à Abel Gance, et une séquence pourra également augurer le futur Metropolis, chef d’œuvre de Fritz Lang. L’Inhumaine impressionne par cette capacité à proposer sans cesse quelque chose d’intéressant, ne serait-ce qu’un simple détail, multipliant les prouesses visuelles, et offrant au cinéma muet certains de ses plus beaux plans.


Et si le travail de Marcel L’Herbier est central dans L’Inhumaine, il a également et surtout su s’entourer. Ce sont certains des plus grands décorateurs et stylistes de l’époque qui l’accompagnent dans ce projet, comme Fernand Léger, Robert Mallet-Stevens, Alberto Calvacanti, et Paul Poiret. La grande demeure de Claire Lescot, le jardin, les motifs des portes et, surtout ce laboratoire. Avec ces formes géométriques dessinées par Fernand Léger, peut-on faire plus d’époque que ce décor ? Toute la direction artistique de L’Inhumaine contribue à en faire une véritable galerie de ce que les années vingt avaient à proposer de plus audacieux et novateur, associant certains des esprits les plus géniaux de l’époque, dans une dynamique de véritable libération sur le plan artistique, le tout associé à l’évolution certaine de la technologie à côté.


Car, en effet, il est amusant de voir à quel point L’Inhumaine parvient à associer ce que l’on pourrait qualifier d’artistique, de conçu avec l’esprit, à ce qui est d’ordre technologique, de conçu avec les mains. Claire Lescot est une artiste se produisant sur scène, Einar Norsen est un scientifique œuvrant dans son laboratoire. Tout paraît les opposer et, pourtant, c’est de leur union que naît une force irrésistible. C’est ce qui constitue, par analogie, l’essence-même du cinéma : l’association entre la technologie (la caméra et le procédé inventé par les frères Lumière – pour rester dans le cadre du cinématographe) et l’art (une vision cherchant à développer une idée, une émotion, grâce à l’image).


Et la force qui en résulte, personne ne peut véritablement en expliquer la nature, ni en estimer les limites, à l’image de ce mystérieux appareil conçu par Einar, sobrement orné d’un message « Danger de mort ». C’est là la dimension la plus séduisante et la plus enivrante du cinéma : celle du mystère, de l’inconnu, de l’impalpable, de l’irrationnel et de l’intangible. Celle dont les impressions provoquées ne peuvent être simplement exprimées avec des mots, nous laissant simplement face à des questions comme : « Comment ? » . Comment ont-ils construit ce plan ? Comment ont-ils tourné cette scène ? Comment ont-ils pensé à cela ? Dans ce film aux multiples facettes, partant du mélodrame pour virer vers le thriller, le fantastique et la science-fiction, tout est mystère et magie, et c’est ce qui fait de L’Inhumaine une œuvre hors-normes.


Certes, le grand curieux et amateur des années vingt que je suis ne pouvait être que comblé face à un film qui en saisit l’esprit et l’imprime sur la pellicule plus que quasiment tout autre film. C’est toute cette esthétique, avec ces formes géométriques, ces superbes décors, cette quête irrépressible de nouveauté, cette ambition sans limites et cette modernité qui font du cinéma de cette époque une véritable ruche à chefs d’œuvre, dont L’Inhumaine fait partie. Un cinéma en avance sur son temps, d’une beauté aussi caractéristique qu’unique, à l’influence notable sur de futures œuvres (je n’ai pas pu m’empêcher d’avoir l’impression de voir, à un moment, un bref passage onirique ressemblant à un ancêtre d’un clip New Wave des années 80). Véritable claque esthétique, à la beauté plastique entêtante, L’Inhumaine est un film dont les images s’impriment durablement dans l’esprit du spectateur, nous touchant grâce à la magie cinématographique (autant artistique que technique) qui s’en dégage et qui opère. On emploie parfois ce terme à outrance, mais L’Inhumaine est un chef d’œuvre.


Film découvert avec la bande originale d’Aidje Tafial, aux sonorités jazzy qui correspondent très bien à l’esprit du film.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

JKDZ29
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films muets, Les meilleurs films des années 1920, Vus en 2020 : Une folle année cinématographique et Anthologie du cinéma muet

Créée

le 27 oct. 2020

Critique lue 150 fois

4 j'aime

JKDZ29

Écrit par

Critique lue 150 fois

4

D'autres avis sur L'Inhumaine

L'Inhumaine
Plume231
5

Art-déco !

Art-déco, c'est la première chose qui vient à l'esprit quand on regarde et c'est la chose que l'on retient le plus après la vision, art-déco... Pour résumé, ce qui est le plus mémorable ce sont les...

le 26 janv. 2017

13 j'aime

3

L'Inhumaine
Zolo31
7

Inhumaine, par amour de l'humanité

Ce qui va suivre n'est pas le compte-rendu d'un film mais celui d'une « histoire féérique vue par Marcel L’Herbier »comme l'indique l'affiche. La nuance est importante. Pour qu'il y ait film il faut...

le 16 juin 2022

11 j'aime

6

L'Inhumaine
RC88
7

Critique de L'Inhumaine par RC88

J'avais envie de faire une critique sur ce film qui est passé hier soir (trop tard hélas) sur Arte en version remasterisé et je ne suis pas déçu de l'avoir vu pour deux principales raisons : la...

Par

le 5 mai 2015

6 j'aime

Du même critique

The Lighthouse
JKDZ29
8

Plein phare

Dès l’annonce de sa présence à la Quinzaine des Réalisateurs cette année, The Lighthouse a figuré parmi mes immanquables de ce Festival. Certes, je n’avais pas vu The Witch, mais le simple énoncé de...

le 20 mai 2019

77 j'aime

10

Alien: Covenant
JKDZ29
7

Chronique d'une saga enlisée et d'un opus détesté

A peine est-il sorti, que je vois déjà un nombre incalculable de critiques assassines venir accabler Alien : Covenant. Après le très contesté Prometheus, Ridley Scott se serait-il encore fourvoyé ...

le 10 mai 2017

74 j'aime

17

Burning
JKDZ29
7

De la suggestion naît le doute

De récentes découvertes telles que Memoir of a Murderer et A Taxi Driver m’ont rappelé la richesse du cinéma sud-coréen et son style tout à fait particulier et attrayant. La présence de Burning dans...

le 19 mai 2018

41 j'aime

5