Lorsque l’on évoque le cinéma soviétique, on pense automatiquement aux grands cinéastes, d’Eisenstein à Mikhalkov en passant par Vertov, Kalatozov ou Tarkovski. Mais le 7ème art en URSS est aussi composé d’un cinéma de qualité très populaire qui, de nos jours encore, enregistre des scores d’audience importants lors des passages réguliers à la télévision. Films en costumes (comme D’Artagnan et les trois mousquetaires, de Georgiy Ioungvald-Khilkevitch), science-fiction et surtout comédies arrivent en tête de liste d’une production importante sortant des studios Mosfilm ou Lenfilm.
Parmi ces films, qui sont pour la plupart méconnus en France, le plus populaire est sans aucun doute L’Ironie du Sort, comédie romantique réalisée par Elgar Riazanov et sortie en 1975. Le film, de plus de trois heures, est diffusé à la télévision russe immanquablement tous les ans pour le Nouvel An.
C’est d’ailleurs à cette période que se déroule L’Ironie du sort. L’action du film dure quelques heures seulement, le soir du réveillon et le jour du 1er janvier. Chirurgien moscovite, Evgueni (surnommé Zhénya tout au long du film) est un célibataire endurci vivant toujours avec sa mère alors qu’il a 36 ans. Mais, en cette journée du 31 décembre, il vient enfin de demander Galia en mariage.
Ensuite, pour satisfaire à une tradition familiale, il part avec quelques amis dans un banya, un bain public dont les Russes sont friands. Là, les camarades boivent plus que de raison. Complètement ivres, les amis ne savent plus trop qui doit prendre l’avion pour se rendre à Léningrad (nom soviétique de Saint-Pétersbourg) et décident, un peu au hasard, que ça doit être Evgueni. Celui-ci fait donc le voyage jusqu’à Léningrad sans s’en rendre compte, puisqu’il dort tout du long. A peine réveillé, et toujours dans les brumes éthyliques, il prend un taxi en donnant son adresse, se croyant encore à Moscou. Et il entre donc dans un appartement, situé à la même adresse que le sien, mais plusieurs centaines de kilomètres plus au nord.
Là, le spectateur français moderne se dit : “mais comment est-ce possible d’entrer et de s’installer dans un appartement qui n’est pas le sien, même en étant fin bourré ?”
C’est là qu’intervient l’urbanisme soviétique, dont le générique du film se moque allègrement. En URSS, pays qui connut un très fort développement urbain, les autorités construisirent de très nombreux immeubles, tous absolument identiques, que ce soit dans le nombre d’étages ou dans la disposition des appartements. Et comme les noms de rues se répètent également de ville en ville, on se retrouve ainsi dans cette situation surprenante : des constructions parfaitement similaires, dans des rues de même nom, mais dans des villes différentes.


Souvent, dans les comédies, le temps nécessaire pour mettre en place la situation est plus lent, plus calme. Mais L’Ironie du sort montre ses qualités dès le début. Les dialogues sont bien écrits, avec des répliques qui font mouche. L’acteur principal, Andréï Miagkov, fait preuve d’une présence à l’écran rare, tout en affichant de grandes qualités d’interprétation, alternant les mimiques comiques et un jeu plus subtil lorsque le rythme se calme. Le rythme est impeccable et, pour couronner le tout, le film sait se douter de quelques touches sarcastiques peu fréquentes à l’ère Brejnev. Ainsi, il faut voir ce générique animé qui se moque de l’urbanisation soviétique…
Voilà donc Evgueni, toujours pas dégrisé, endormi sur un lit qui n’est pas le sien, dans un appartement qui n’est pas le sien. Un appartement qui, bien entendu, est habité, en l'occurrence par Nadia, une jeune femme qui est dans la même situation que lui. Professeur de russe, elle a 34 ans et est sur le point d’épouser Hippolyte, ce qui lui conférera une situation sociale plus confortable. Evidemment, la suite est facile à deviner, mais le film sait ménager toute une série de péripéties réussies. Propos incohérents d’un personnage ivre, running gags du vrai-faux retour d’Hippolyte, quiproquos : les ressorts comiques sont nombreux et efficaces.
Mais le film ne se contente pas d’être une comédie romantique : il ajoute quelques touches de mélancolie fort bien vues, ainsi que des chansons qui restent toujours connues en Russie actuellement. La plus célèbre, Если у вас нету тёти (littéralement : “si vous n’avez pas de tante”), sait montrer comment la noirceur du propos peut se cacher sous des aspects faussement légers.
Remarquablement écrit et interprété, L’Ironie du sort réalisé la prouesse d’être une comédie romantique d’une durée rare (184 minutes quand même, ce qui n’est pas fréquent dans le genre) sans le moindre temps mort, alternant humour et mélancolie, toujours avec légèreté.


A noter que le studio Mosfilm a mis en ligne une grande partie des films qu’il a produit. L’Ironie du sort, comme tant d’autres, est disponible en toute légalité sur la chaîne YouTube de la Mosfilm.


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SanFelice

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