L'oeuvre sans auteur... ; en cette période caniculaire je me suis retrouvé à voir ce film que je n'aurais peut-être pas vu autrement. Il faut dire qu'il est austère, carré, exigeant, en somme allemand, avec titre intellectuel et philosophique, deux parties, des acteurs assez peu connus, hormis Sebastian Koch, une histoire aux trames narratives complexes au contexte dramatique et violent. Et surtout, presque personne n'en parle et pourtant il s'agit du réalisateur de l'excellent La vie des autres. Comme dans ce film d'ailleurs, c'est par le prisme de l'art que Florian Henckel Von Donnersmark dit beaucoup de l'Allemagne, des années 30 à 70. Il pousse ici les idées de son premier film pour dépeindre une grande fresque familiale et historique avec des aspects mélodramatiques parfois convenus qui rebuteront les plus avant gardistes cinéphiles, une durée et une histoire qui repousseront le grand public mais qui enchanteront les amateurs d'histoire aux propos solides et profonds.


Car le sujet de fond du film est assez captivant et la réflexion sur l'art d'une rare limpidité et justesse, inspiré de la vie du peintre Gerhard Richter, artiste que je ne connais pas - mea culpa - et dont je n'ai rien à dire si ce n'est que plusieurs de ses tableaux ont inspiré ceux du film. Et qu'il n'a pas apprécié.


"Votre stylo est votre épée !" C'est en ces termes qu'un médecin SS, haut dignitaire nazi invite ses confrères à interner malades mentaux, fous, psychotiques, dépressifs, suicidaires et à les éliminer. Une simple croix rouge sur un formulaire et c'en est fini. Le stylo comme épée, comme arrêt de mort. C'est tout le résumé du nazisme et de sa bureaucratie criminelle.


Mais ce slogan ne marche pas que pour les mots. Il marche pour tous les arts et formes d'expression. Ainsi, le jeune héros du film, Kurz est un peintre dont les aspects rêveurs doivent être tus sous le nazisme et se mettre au service du collectif et du parti sous le communisme. L'art n'est qu'un outil politique, propagandiste. Rien de plus, certainement pas un moyen d'émancipation. Par cela, il est décevant car l'individu qui constitue l'essence de l'art, est nié par les fascismes où seules les masses comptent.


Pourtant le film renverse ce pessimisme originel lorsque le héros, parti à l'ouest, parvient à s'affranchir de son beau père, ex-gynécologue SS (Sebastian Koch, glaçant), responsable de l'internement et l'exécution en chambre à gaz de sa tante, en le peignant dans des toiles lourdes de sens, presque accusatrices. Comme s'il savait qu'il avait en face de lui le meurtrier de sa tante. Il a suffit de cela pour voir l'odieux professeur et médecin se liquéfier et disparaitre en observant les toiles. L'art a triomphé du mal, l'art d'un individu, par la simple force de son pinceau. Pourtant le peintre affirme devant les journaux qu'il peint au hasard, qu'il n'y a de sens politique, biographique à son oeuvre. Evidemment c'est faux mais c'est un moyen pudique de produire en toute liberté et sans jugement autres qu'esthétiques. C'est l'oeuvre sans auteur.


Si l'art est le sujet du film, c'est pourtant d'abord une fresque familiale. L'histoire est celle de deux familles, une bourgeoise, collabo et heureuse, l'autre plus modeste, traversée par des tragédies bouleversantes. Le film veut dire énormément, c'est une véritable somme historique et sentimentale. L'ambition est démesurée et le film s'en sort avec justesse, bien qu'il y ait quelques défauts.


Tout commence par une tante, une jeune femme un peu excentrique et extravagante (Saskia Rosendahl, touchante) et son neveu, Kurtz, encore petit, à l'exposition sur l'art dégénéré à Dresde en 1937. Le conservateur du musée explique en quoi l'art moderne est une horreur qui avilie l'homme pour des plaisirs égoïstes et faussement subversifs. L'art doit être au service d'une idéologie. Voilà pourquoi Kurtz cherchera toute sa vie à s'extraire de l'idéologie jusqu'à créer une oeuvre sans auteur, où l'esthétique seule prime, liberté la plus absolue dans un art constamment trop politique. Il produira des portraits photoréalistes pour concurrencer la photo car comme il le dit : on aime toujours être peint, rarement être pris en photo. C'est que la photo doit être plus vraie. L'art c'est la liberté comme l'enseigne la tante à son neveu en jouant à l'infini un contre la au piano et cherchant cette même note dans les klaxons des autocars, comportements singuliers qui dénotent avec le fascisme latent.


Cette scène d'introduction permet de voir l'enfance du peintre. Sa tante a des petites crises skyzophréniques. Pour cette raison, le médecin de la famille la dénoncera. Elle se retrouvera alors internée par le professeur cité plus haut, puis envoyée en chambre à gaz, des scènes particulièrement éprouvantes et marquantes. On ne rit pas beaucoup dans ce début de film. Le jeu d'acteur est parfait pour retranscrire ces terribles moments, soulignés par la musique toujours aussi envoutante de Max Richter. Cet arc narratif se termine avec le bombardement de Dresde, à feux et à sang. La famille de Kurz court de tragédies en tragédies, sa destinée bouleversée par l'horreur de la guerre et du nazisme. Le père s'était inscrit au parti, sans convictions particulières, pour ne pas s'aliéner le régime et sauver sa famille. Les communistes le lui feront payer.


On suit ensuite la famille dans les années 50, les débuts artistiques du futur peintre dans un atelier puis aux Beaux-Art. Il devient un artiste du régime. Il rencontre à l'occasion sa future femme, Ellie, Elizabeth, qui n'est autre que la fille du professeur nazi qui a envoyé sa tante dans les chambres à gaz. Mais ça, notre héros l'ignore. Le professeur a pourtant bien failli être jugé par les soviétiques mais ayant sauvé lors de sa captivité une femme et son enfant, celle d'un général russe et chef du KGB de RDA, il devient une figure installée et un notable reconnu qui officie toujours dans la même clinique. Mais voilà, Kurz croise son chemin sans le reconnaitre. Voyant d'un mauvais oeil l'union avec ce jeune garçon, le professeur fait tout pour garder sa lignée "pure". Il fait avorter sa fille, lui causant des blessures graves à l'utérus jusqu'à la rendre presque stérile, inventant un mensonge terrible pour se faire, avec la complicité de sa mère. Ils n'ont rien appris de leurs fautes durant la guerre. Le professeur est impuni et il faudra que Kurz crée une oeuvre qui dise la réalité de ce qu'il est, un criminel, pour qu'il desserre son emprise sur le couple qui pourra enfin avoir un enfant. La dernière partie se passe en RFA, tout le monde ayant fui la RDA pour différentes raisons et c'est là que Kurz va s'épanouir artistiquement. Il rentre aux Beaux-Arts de Dusseldorf, dans l'avant garde de l'art européen. Tout n'y est qu'argent et artifice et sonne presque faux, les expérimentations en tout genre sont parfois des impostures. Puis il va créer, éloignant la figure maléfique du beau-père, arrivant un peu malgré lui à dépasser les traumatismes de sa jeunesse, grâce à l'aide d'un professeur touchant qui va lui enjoindre de puiser en lui pour créer, de regarder son passé en face, ses traumatismes originels pour créer, jusqu'à ce que Kurz comprenne la terrible vérité qui le lie à son beau-père dans une scène admirable où le portrait de la tante se superpose à celui du beau père, son bourreau. Seul Kurtz a la clé de son oeuvre et il la garde pour lui, revendiquant un art sans message, une oeuvre sans auteur. Mais le voilà qui triomphe de ses propres démons. L'art est exorciste, l'art est cathartique.


Si les rebondissements du scénario sont parfois un peu cousus de fil blanc, faciles, cela ne me dérange pas car ils participent d'une certaine efficacité. Ils ne sont pas gratuits, ils produisent et renforcent les propos du film. La réalisation est assez convenue, académique, appuyée par des effets mélodramatiques. Parfois il y a des baisses de rythmes. Le premier tiers du film est terrifiant et haletant puis s'ensuit un ventre mou avant une conclusion assez fine. Les femmes sont en arrière plan, les scènes de nudité et sentimentales apparaissent presque gratuites, mais ressortent de la noirceur générale du film et font écho bien entendu à l'histoire de la peinture, sujet central du film. Elles sont comme des respirations esthétiques dans le glauque ambiant, sans oublier les quelques scènes légères et humouristiques ça et là. Restent aussi quelques problèmes d'écriture des personnages : le méchant professeur semble demeurer méchant de bout en bout, peut-être une simple prise de conscience de ce qu'il encoure à la fin, Ellie (Paula Beer, lumineuse) n'évolue pas vraiment non plus. Mais le principal n'est pas là mais bien dans la réflexion sur l'art et ses rapport et apports à la vérité. Comme dit le jeune Kurz et que disait sa tante, "tout ce qui est vrai est beau." Avec l'art il y a possibilité de regarder en face l'horreur, de la dire, de la raconter et de la dépasser. Mieux, d'en guérir. Avec un tel film, l'Allemagne regarde tout simplement sa propre histoire en face. Droit dans les yeux.

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le 25 juil. 2019

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Tom_Ab

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