Premier long-métrage de la carrière d'une des références du giallo, Dario Argento, L'Oiseau au plumage de cristal n'est pas sans faire penser à une version test d'un de ses prochains films, l'excellent et palpitant Ténèbres. Le personnage principal, lui aussi romancier, assistera à un crime sans pouvoir rien y faire (là où le tueur de Ténèbres s'inspirera des romans du héros pour assassiner ses victimes) : bloqué entre deux portes-fenêtres, il n'aura d'autres choix que celui de regarder, impuissant, une femme implorer son aide dans le sang, la souffrance et le cadre épuré des musées d'art contemporain.


La scène, précise, préfigure déjà les futurs tics du réalisateur : son montage, témoin d'un voyeurisme sans bornes (qui trouve paradoxalement ses limites dans la suggestion particulière d'Argento; il unira dès ici, avec une habileté unique, la mort au hors-champ), repasse les scènes de meurtre en boucle : au début, au milieu, à la fin. A la manière d'un Hitchcock sadique qui déciderait de faire ressurgir, par fragments éclatés, le meurtre de Janet Leigh sous la douche de Psychose. Vision d'horreur, n'est-ce pas?


En faisant cela, Argento prouve déjà, en 1970, que l'effroi du spectateur est moins conditionné par l'ultraviolence et le sanguinolent que par la maîtrise juste et malicieuse des codes du septième art (et du film de genre en particulier) : que valent les démons invisibles à la grande gueule pleine d'injures, les monstres assoiffés de sang numérique face au visage effrayé d'un Tony Musante se remémorant, par bribes survenues sans prévenir, l'abominable détresse rampante à ses pieds, implorante sans qu'il ne puisse rien faire d'autre qu'attendre que passe un badaud, et prévenir la police à la providence des promeneurs nocturnes?


Il l'avait compris dès son premier film : l'un des pires sentiments pour l'homme, et qu'il faut reproduire dans le cinéma horrifique pour susciter chez lui le malaise propre à l'injustice, est celui de l'impuissance. C'est sur cette même impuissance qu'il décide de scotcher sa caméra, avec l'unique ordre de ne jamais la lâcher de (prise de) vue (élément narratif qu'il poussera à son paroxysme avec le meurtre de l'adolescente dans Ténèbres). Impuissance qu'il cite et recite par l'emploi des flashbacks de la nuit de l'agression; au maître de déposer les indices essentiels à la résolution de l'enquête, indices qu'on ratera à coups sûrs.


Pour contrer l'impuissance, il lui reste la raison du crime : trouver un mobile aux meurtres rendra les sueurs froides plus acceptables. On pourrait même se prendre au jeu, et commencer à deviner qui en est l'auteur. Ce serait le sous-estimer : malicieux, Argento multiplie les fausses pistes avec une maîtrise surprenante, conduisant le spectateur vers une finalité qu'il a du mal à saisir; cela jusqu'au dénouement final surprenant mais manquant de punch, et bâclé par un deus ex machina honteux sorti d'une manche de magicien.


En omettant la fin, qu'on pourrait ranger du côté des fautes dues à son statut de cinéaste débutant, L'Oiseau au plumage de cristal présente déjà, outre les cadrages impeccables, son sens si particulier de la photographie : classieuse, classique aussi, elle est faite de lumières discrètes et d'ombres profondes, ses jeux de clair obscur se raccommodant avec brio sur des tons d'un terne éclatant. C'est la nuit qu'elle brille le mieux, Argento étant doué pour mettre en image les villes italiennes en pleine activité nocturne.


Tellement qu'il s'amuse avec les codes graphiques du genre : là où le crime se devait d'être discret, dissimulé dans la pénombre, il l'affiche au grand jour en grands intérieurs illuminés, ou dans le reflet lumineux et bleuté d'un miroir de salle de bain. En s'immisçant aux yeux de tous dans la vie de ses victimes, il décuple le sentiment d'impuissance abordé plus haut : le spectateur, condamné à voir sans pouvoir agir, se reconnaît dans la frustration des personnages et ne peut que se pencher, comme eux, sur les indices laissés par les nouveaux crimes qu'il n'a pas pu empêcher.


Argento, dans tout cela, construit son style en vue de son prochain thriller, Le Chat à neuf queues, qui servira plus à confirmer sa patte qu'à la faire s'envoler librement.

FloBerne

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