Le dernier film de Joao Pedro Rodrigues est une fable bien curieuse, de celle qui déroute et fascine tout à la fois. Pourtant, son point de départ est d’une rugosité toute scientifique : armé d’une paire de jumelles et d’un enregistreur audio, un ornithologue évolue seul en pleine nature, au gré des endroits propices à son étude patiente et appliquée de volatiles peuplant une contrée des plus sauvages. D’emblée, cet observateur qui se voudrait extérieur apparaît malgré lui comme une puissance de perturbation, peu marquée, certes, mais toutefois prégnante. En effet, les oiseaux du prologue ne cherchent-ils pas à protéger leur nid à son approche ? Sous de faux airs documentaires, le film établit ainsi sa dialectique : celui qui regarde est aussi celui qui est regardé – ces étranges plans subjectifs d’aigles observés à flanc de falaise en sont le premier témoignage tangible. L’Ornithologue se fait le lieu d’une réversibilité particulièrement déstabilisante, en cela que tout objet offert au regard s’y révèle toujours déjà comme sujet, effectif ou encore en puissance. De fait, Rodrigues ne cessera de (dé)lier ces fils noueux qui aimantent tout contact visuel, pour mieux en déployer l’essence mystérieuse : celle d’un échange, d’une rencontre.


Couple de randonneuses en pèlerinage, berger se désaltérant aux pis de son troupeau, secte païenne affublée de costumes primitifs : autant de personnages étranges qui jalonnent le parcours du héros, et le confrontent à chaque fois davantage à la part animale et instinctive de l’être, sous un mode parfois cruel, mais toujours hédoniste – dans chaque rapport à l’autre se profile l’horizon de la jouissance. Le récit brasse du mythe, opérant un singulier mélange des genres, où des moments d’angoisse pure côtoient des motifs libidineux tout droit sortis de l’univers d’Alain Guiraudie. Si L’Ornithologue est tout entier travaillé par les accointances secrètes entre expérience charnelle et spirituelle, entre corps et esprit, c’est parce qu’il reste en premier lieu un film de métamorphose(s). Celle du regard, déjà, via la lente prise de conscience du héros, sur sa condition et sa véritable place dans le monde – non plus comme élément potentiellement extérieur mais comme partie d’un Tout. Or, de cette évolution psychique découle, littéralement, une transfiguration physique, qui s’incarne très tôt en une idée de cinéma stupéfiante, au sens où elle tient d’un effet purement hallucinatoire : c’est par le point de vue d’un oiseau que le héros nous apparaît sous les traits d’un autre ou, plus précisément, dans un corps autre (en l’occurrence ici, le cinéaste lui-même). Magnifique puissance de mise en doute du processus perceptif (le remplacement d’un corps pas l’autre ne tient pas tant de l’évidence que d’un trouble diffus), cette représentation plastique ouvre des perspectives vertigineuses sur le vacillement d’une identité.


Conversion d’un regard, préalable à la ré-incarnation d’un corps de cinéma, et, ce faisant, du film lui-même, c’est-à-dire de sa forme : tel est le programme, extatique et sidéral, auquel semble obéir L’Ornithologue. Pourtant, cette contamination d’une esthétique par des enjeux narratifs n’est pas sans buter sur quelques difficultés : à l’image d’un récit qui consacre la mutation de son héros, la mise en scène, calée sur cette trajectoire achevée, bascule d’un réalisme pointilleux à la fantasmagorie pure et simple. Or, le film n’est jamais plus convaincant que lorsqu’il évolue, précisément, à la lisière entre les deux. Aussi le dernier quart, en optant nettement pour un ésotérisme carnavalesque et artificiel, oriente le film vers des sentiers moins enchanteurs.

CableHogue
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le 17 nov. 2016

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