Fresque protéiforme contant le mythe du Far-West, « La Ballade de Buster Scruggs » s’avère, au-delà du western, un véritable bestiaire sépulcral raisonnant comme un doute. Au travers de ces six sketchs, qu’on voulu dire les Frères Coen, et comment aboutissent-ils à ce qui ressemble d’emblée, une énième fois, à un archétype de leur cinéma ? Effleurant nombre de genres d’une manière volontiers sardonique (comédie, drame, aventure, allant jusqu’à flirter avec l’horreur), le film dispose tout de même d’éléments récurrents à chaque histoire, se targuant notamment d’un romantisme exsangue, lui-même encré quelque part entre la parodie et la tragédie, entre la vie et la mort, et un coup d’éclat de douceur.


Le résultat est, in fine, parfaitement à l’image de Buster Scruggs, (anti)héros de la première histoire éponyme. Sous son allure de gentilhomme propret et galvanisé, dont se moquent les hors-la-loi, c’est en réalité un tueur d’une remarquable acuité. Il ne faut pas se fier aux apparences, certes ; mais « La Ballade de Buster Scruggs » n’utilise pas ses arguments pour se laisser pavaner de tels messages éculés. En réalité, il faudrait voir le film d’un autre angle. Si le personnage de Buster Scruggs est, comme nous l’avions dis, « parfaitement à l’image du film », essayons, en tant que spectateurs, de nous mettre à la place des témoins et de ses adversaires, dans ces massacres qu’il perpètre. Tous ont une certitude : Buster Scruggs est une petite-frappe, tout sauf intimidante, disposant de très peu de chances de sortir de cette auberge vivant. Une dernière pensée avant que l’ami Buster ne sorte son calibre, pour mettre une balle entre les deux yeux de tout ce qui bouge. Tout cela pour dire quoi ? Que « La Ballade de Buster Scruggs » n’est pas un film sur les apparences, mais sur l’effondrement de nos certitudes.


Si René Descartes écrivait « Je pense, donc je suis », le message renvoyé par « La Ballade de Buster Scruggs » serait plutôt « Je doute, donc je suis ». Si cela semble un tantinet trivial, on ne tarde pas à remarquer que, le long de chaque sketch, c’est la certitude qui tue, tandis que les personnages ne semblent jamais autant en vie que lorsqu’ils doutent. Et le segment « All Gold Canyon », avec Tom Waits, semble en être un excellent exemple. Le personnage vit à pleine dent lorsqu’il cherche le filon d’or, jusqu’à ce qu’il ne le découvre… Mettre en scène l’effritement de nos certitudes illusoires comme un miracle ? Cela semble donc être le dessein des Frères Coen ; mais pour pousser, un peu plus, notre problématique, pourrait-on dire que les valeureux frangins poussent la chose jusqu’au monde du cinéma ?


Cow-boy, braqueur, chercheur d’or, freak, histoire d’amour et drôle de drame s’accaparent cette anthologie du western. Mais pourquoi les Frères Coen reviennent-ils au genre du western ? Abordant le passage de l’homme comme un cours tumulte brisant la paix, le film renvoie directement à notre connaissance du cinéma. Produit par Netflix, « La Ballade de Buster Scruggs » aborde notamment cela dans son troisième segment, « Meal Ticket », où un homme-tronc impresario répète, sur scène, chaque soir, le poème de Percy Shelley, « Ozymandias », et la pièce de Shakespeare inspiré du mythe de « Cain et Abel », sous forme de monologue. Liam Neeson, qui accompagne le jeune artiste handicapé, voit l’auditoire diminué et l’argent manqué, tandis qu’à coté, un autre saltimbanque émerveille le village en mettant sur scène une poule capable de résoudre des tables de multiplication. On pourrait alors y voir un duel entre la culture du classique et la culture du divertissement, entre la littérature et les chiffres, et plus benoitement, entre le cinéma d’auteur, handicapé et pauvre, et le divertissement futile engrangeant l’argent, tout cela dans le cadre d’un film à sketch relatant un genre du passé.


Passons donc outre la virtuosité, la subtilité, et le charisme de cette fresque imaginaire. Le doute, comme un miracle ? L’inconnu comme seul voyage authentique ? On pourrait en rajouter, tant « La Ballade de Buster Scruggs » regorge d’une richesse contrôlée et de poèmes funestes, engrangeant une épopée sans limite, ou l’invisible s’écrit à la manière d’une chorale tant opaque qu’elle s’impose d’emblée comme une évidence. Le contraste ultime entre le règne de l’inachèvement, la démystification, et le fait que toutes les histoires méritent d’être entendues. Cependant, Bowayne est confus. Est-il sûr d’avoir raison ? Pour une fois, il sommeille dans l’incertitude. Une seule solution : ré-entamer ce voyage menant face aux portes du silence.


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Kiwi-
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le 3 déc. 2018

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