Seconde adaptation (si l’on omet le Goryeojang de Kim Ki-young) de nouvelles de Shichiro Fukazawa, LA BALLADE DE NARAYAMA, version Shôhei Imamura, s’impose comme une œuvre radicale dans sa volonté d’épouser les instincts primitifs de l’humanité. Imamura s’éloigne ainsi fortement de la version proposée en 1958 par Keisuke Kinoshita, davantage portée par un académisme poétique (pour ne pas dire classicisme) et une esthétique irréaliste proche du théâtre kabuki. La modernité de la version d’Imamura permet d’orienter ce récit sur le respect des traditions vers une dimension beaucoup plus cruelle, réaliste, désacralisée et désenchantée ; semblable à la « Charogne » de Baudelaire :


« Oui ! telle vous serez, ô la reine des grâces,
Après les derniers sacrements,
Quand vous irez, sous l'herbe et les floraisons grasses,
Moisir parmi les ossements. »


Les corbeaux s’agitent, ils attendent leur offrande. LA BALLADE DE NARAYAMA construit ainsi sa trame autour de la pratique de l’« ubasute », coutume extravagante consistant à abandonner un parent âgé dans un milieu isolé (une montagne comme une forêt) où il serait voué à dépérir jusqu’à une mort certaine. Véridique ou simple légende ? Difficile de le savoir précisément. Mais Imamura se sert de cette base pour dépeindre un Japon réaliste qui semble pourtant n’avoir jamais existé. Famine, archaïsme, saleté et traditions composent cet univers pas très reluisant. L’histoire, elle, est entièrement bâtie autour de ce microcosme. 70 ans passés, Orin (Sumiko Sakamoto) est résolue à se rendre au mont Narayama pour mourir. Et ce n’est ni sa bonne santé ni son fils qui l’empêcheront d’effectuer ce pèlerinage vers la mort ; un voyage initiatique sur un mont Narayama qui a des allures de mont Fuji.


Dès l’ouverture, Imamura nous invite à contempler un monde qui n’existe déjà plus. Enneigé, le paysage est entièrement dominé par la Nature ; aucune civilisation ne semble avoir foulé cet environnement hostile. Et pourtant, de ces plans en survol émergent quelques modestes habitations isolées. Tutoyant une certaine monumentalité dès ces premiers plans, nous pourrions alors entrer dans l’enfer de Sorcerer ou dans l’horreur de Shining, comme marqué par cette empreinte divine qui semble regarder de haut les Hommes qui évoluent dans cette Nature impitoyable. Nous n’en serons pas loin. Car le monde de LA BALLADE DE NARAYAMA, sous ce manteau blanc de pureté, n’est pas épargné par la cruauté ; le premier contact humain se faisant en urinant dans cette neige immaculée. Imamura ne pouvait pas être plus clair. Son film sera sale. Et pourtant, on en ressort comme purgé de nos mauvaises passions, touché par une grâce aussi simple que bouleversante.


Imamura ne cherche pas la propreté : il dissèque la dureté de la vie. Puisque son film n’est qu’affaire de survie. Car l’humain n’est qu’un mortel au milieu de l’éternelle Nature. Loin de la ballade paisible, celle de Narayama est teintée d’une noirceur étonnamment bestiale. Des chaînes de montagne aux herbes montantes, des rochers à la boue, du ciel à la terre, Imamura filme constamment le contact direct avec la Nature ; jusqu’au sexe rural qui nous ramène directement au Rashōmon d’Akira Kurosawa : on se roule alors dans les feuilles avec la même violence que deux serpents dans une dernière étreinte. Imamura nous ramène toujours à notre propre bestialité en organisant son film autour d’un montage liant humains et animaux. Un bestiaire qui inscrit les actes a priori honteux de l’humain dans un schéma naturel parfaitement cohérent. Les personnages d’Imamura se battent, baisent ou s'entre-tuent ainsi tout naturellement.


Seules les bêtes ? Pas vraiment. Imamura établit notamment tout un rapport de prédateurs et de proies ; isolant ainsi dans des gros plans aussi bien la vie que la mort : à l’instar de ce serpent qui avale un rongeur, comme un renvoi à ces êtres humains qui ne laissent aucune chance aux plus faibles. Dans le monde de LA BALLADE DE NARAYAMA, les faibles (des voleurs de nourriture) sont lynchés par la meute et enterrés vivant, littéralement, par la collectivité. Il y aurait là un côté éminemment Pasolinien tant Imamura semble insister sur ce primitivisme bestial et destructeur qui compose l’humanité.


Vulgarité, obscénité, cruauté : Imamura s’attaque directement à la culture populaire nippone en l’expurgeant de toutes ses valeurs artificielles, en exposant frontalement les tabous et en écrasant l’illusion de la société moderne. Il compose ainsi un film où les valeurs se détruisent autant qu’elles s’exposent. Et même s’il peine parfois à élever sa caméra au-dessus de la ceinture, sa surenchère s’accompagne d’une forme de beauté naturaliste. On pourrait presque y voir dans ce geste radical un présage des expérimentations dérangées de Takashi Miike ou de Sion Sono ; qui s’attaqueront également à déconstruire la société japonaise et ses normes pour mieux en montrer les névroses.


Dans la LA BALLADE DE NARAYAMA, tout n’est que surenchère dans le primitivisme, la saleté et la puanteur. Il capte alors un microcosme où les avortons se jettent dans les rizières et sont promis à une décomposition certaine. Car la société que filme Imamura est elle-même en pleine décomposition ; un monde de loques où les paysans pourrissent eux-mêmes au sein de cette Nature imposante. Une société devenue individualiste où la survie n’est plus une affaire collective. Un traitement créatif du réel où la vision crue voire documentaire se mêle à une forme extrêmement travaillée.


En ce sens, LA BALLADE DE NARAYAMA est dotée d’une évidente dimension anthropologique : Imamura se fait entomologiste et dissèque ses personnages pour mieux en révéler leur singularité tragique. Un cinéma primitif qui s’intéresse à l’homme et tente de réfléchir sur ce qui fait notre humanité ou au contraire, notre bestialité. Ici, les pulsions semblent dominer la raison ; et tous les personnages semblent ancrés dans une mécanique de survie. Puisque nous sommes tous englués dans les mêmes cycles de vie et de mort que les bêtes. Ce qui nous distingue : les traditions, coutumes et croyances. Abandonner un parent au sommet d’une montagne serait-il signe d’humanité ? La question mérite d’être posée. Aujourd’hui, peu de choses ont changé : le chemin vers Narayama est devenu celui vers les maisons de retraite. On y patiente alors jusqu’au dernier décompte, écarté de la société, non dans un ossuaire où les corbeaux sont rois mais dans une chambre morne où l’on dépérit parfois seul jusqu’à la perte de soi. Il est d’ailleurs intéressant de noter qu’Imamura avait prévu une partie contemporaine à sa ballade ; avant de l’enlever au montage et de privilégier sans doute la cruauté naturaliste dans laquelle baigne son œuvre.


Croire en la tradition ? Les personnages s’évertuent à y voir des signes, des illusions de leur croyance : du vent dans le feuillage d’un arbre, quelques flocons de neige, etc. Croire que Dieu nous attend au sommet d’une montagne ? Le chemin pour y parvenir n’existe pas ; car il faut gravir, se blesser au contact de la roche, affronter la montagne pour en connaître le sommet. C’est là qu’Imamura se rapproche de l’intensité cinématographique de Werner Herzog ; dans cette difficile ascension où Tatsuhei (interprété par l’excellent Ken Ogata) se confronte à la puissance physique de la Nature. Portant sa mère sur son dos, l’accompagnant vers la mort, Tatsuhei tente de renouer les liens : corps contre corps, c’est une dernière étreinte qui nous est donné à voir. Cette proximité marque la puissance de l’amour filial : comme la mère donne naissance au fils, c’est au fils d’enterrer sa mère. Muet, le voyage se passe de mots tant il convoque en lui seul des restes d’humanité. Plus encore, il marque l’apaisement, l’éloignement de l’enfer. Et même s’il se conclue par un abandon, celui-ci n’est pas synonyme de déchéance.


Et dans ce climat de dépassement de soi, quelque chose de profondément courageux se dégage de la vieille Orin : le courage de se donner tout entier à la mort ; comme si ce rituel la rapprochait d’un sentiment qui l’embrasserait entièrement. Elle est résolue à faire ce dernier pas si bien qu’elle sacrifie sa solide dentition pour échapper au démon de la vie. S'éclater les dents contre un puits pour affirmer son processus de mort ? Pourquoi pas. Son apaisement dans la Mort l’élève-t-elle vers des contrées qui nous dépassent ? Une affaire de croyance sans doute. Car c’est en acceptant la fragilité de nos existences que nous pouvons peut-être toucher à cette transcendance tant espérée. Comme à l’égard du sacrifice qui dépasse toute règle morale, nous éprouvons, dans ce sentiment, la sourde conviction que l’homme est appelé à s’élever au-dessus de lui-même et peut toujours – quoi qu’il lui en coûte – surmonter sa petitesse, sa misère ou son insignifiance. Retourner dans la vallée, c’est donc aussi retourner à sa petitesse et se confronter de nouveau aux mêmes déviances. Une bouche en moins à nourrir, c’est toujours la survie qui domine ce monde. La ballade devient alors réelle, chantonnée par des habitants qui font d’Orin une légende, une pensée, un esprit. La pureté se dépose alors encore sur la vallée en attendant d’être souillée, une nouvelle fois, par cette humanité à la dérive.


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blacktide
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le 4 mars 2020

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