Quelque part entre la guerre du feu et Pasolini – l’univers de Narayama touche aux premiers temps, primitif, sale, boueux, misérable. Il faut lutter pour survivre, se resserrer sur le clan et contre les intrus. Cet univers-là est aussi un théâtre de la cruauté.

Et Pasolini, de façon peut-être surprenante, me semble très proche. Le Pasolini de Médée et son éloge de la barbarie : le monde premier, primal, ancestral, brut, magique et cruel de Médée, totalement opposé au monde contemporain qui est aussi celui du spectateur, c’est aussi celui de Narayama, même si l’univers d’Imamura et de Narayama est bien moins abstrait, bien plus tangible que celui de Pasolini.

Et ce n’est pas si simple. J’ai en fait la conviction que Narayama est un espace virtuel, l’idée d’un sanctuaire barbare et perdu. Et le mot même ne trompe pas : le nom de Narayama évoque, inévitablement le Fuji-yama, la montagne sacrée en cône parfait et qui est d’ailleurs représentée sur l’affiche du film, en arrière-plan des deux personnages (et sans doute dans une représentation de Hokusai, encore un hommage à un passé effacé). Et l’idée même de ballade colle bien à celle de légende.

Eloge de la barbarie donc ?

Il y a un problème. L’univers du film ne témoigne pas de l’âge d’or. Il n’est pas seulement sale (au reste l’image du film dans sa très longue première partie est sale, et souvent même très noire, à peine lisible) mais absolument glauque. Avec des personnages, à peine des hommes qui soit sont quasi muets, soit se mettent à hurler, à éructer et ne savent pas communiquer autrement. Et cette société, peut-être fantasmée, des temps d’avant, où l’on patauge dans la crasse au milieu d’animaux indifférents, possède des règles très sauvages qui sont aussi celles de ces animaux qui les entourent – le serpent dévore le rat ou la grenouille, le faucon s’empare du lapin que l’homme venait de chasser, la mante religieuse dévore son mâle et les hommes mangent des truites, des insectes, quand ils ne s’entredévorent pas. Et les hommes baisent aussi comme des animaux.

En réalité toutes ces règles renvoient à une seule contrainte – survivre : la misère, les bouches à nourrir, l’indispensable régulation à la façon des esquimaux qui abandonnaient encore il y a peu leurs vieillards sur la banquise (ici on noie même les nourrissons et on les abandonne dans la rizière), la nécessité du partage, mais seulement à l’intérieur du clan.

Et les règles qui en résultent, très ritualisées, sont souvent déconcertantes et cruelles. Qu’on en juge avec quelques exemples :

• l’élimination brutale de tout un clan, presque un génocide, tous enterrés vivants, parce que l’un d’entre eux avait volé,
• le partage à l’intérieur du clan, jusqu’à aller chercher une partenaire pour une nuit , pour celui que toutes les femmes rejettent et qu’on appelle très finement « le puant » ; cette femme pourrait être sa belle-sœur (qui peut à peine donner son avis), ou mieux, l’ancêtre du village qui, elle, se sacrifiera volontiers ;
• les traditions « purificatrices », la femme qui doit faire l’amour avec tous les jeunes hommes du village pour sauver l’honneur de son clan, mission dont elle s’acquitte sans états d’âme (« le puant » excepté),
• le lien avec les esprits, quand la magie s’en mêle, avec les métamorphoses et les fantômes qu’il faut encore éliminer des années après leur mort,
• la cérémonie du saké, destinée à préparer le grand départ, le voyage vers Narayama et le dieu de la montagne, avec un protocole, des gestes, des silences, très sophistiqué et un parcours à mémoriser défiant toutes les descriptions de Mappy.

Et au bout, tellement attendu (tant le film était jusqu’alors pénible), le pèlerinage et le grand départ vers Narayama.

(Car le film pouvait effectivement ressembler à une épreuve, à laquelle on ne pouvait résister que grâce à l’attente suscitée de cette ballade finale. Une épreuve avec ses thèmes parfois insupportables, ses temps morts interminables, ses personnages longtemps difficiles à identifier, son montage morcelé, entre dix histoires de clan où les familles finissent par se confondre, son récit longtemps presque impossible à suivre, son image sale, et même parfois quasiment noire. Absence d’empathie, poids de l’ennui ?)

Alors, avec cette étape ultime, balade et ballade, un nouveau récit commence – avec une épreuve belle et terrible, l’homme portant la vieille femme, dans un univers bleuté, franchissant des escarpements abrupts, contournant, longeant des lacs, avec invisible à l’horizon espéré, le sommet mythique et si difficile à atteindre ;

Avec, à l’arrivée un décor horrible, un charnier, un ossuaire et même la rencontre, un peu saugrenue d’un autre binôme, où le vieillard ligoté, saucissonné, balancé comme une boule de pétanque dans la pente, sans doute peu volontaire pour l’expédition, er qui apporte une nouvelle touche de dérisoire et d’atroce à ce voyage sacré.

Mais il y a elle. Qui porte le film comme elle porte son clan, et finit par tout justifier, tout faire accepter jusqu’aux excès les plus glauques. Elle, qui a décidé seule de son départ, elle qui (et toujours de la façon la plus posée) a su orienter les décisions de son groupe, jusqu’aux plus difficiles comme l’élimination de sa belle-fille, qui a su prodiguer les derniers conseils à celles et ceux qui lui succèderont (la pêche miraculeuse à la truite…), qui a su aider les plus faibles (le puant), moins pour des raisons morales que pour l’économie du groupe (pour qu’il ne détruise pas le champ) et planifier jusqu’à son propre sacrifice quand d’autres vies vont apparaître. Elle qui est la marque sereine et souriante de la sagesse, de l’adaptation réfléchie qui finit par donner sens à la monstruosité apparente, le visage sage d’un monde sauvage. Elle enfin et surtout qui finit par faire corps avec la montagne, s’y dissoudre.

A ce moment-là la neige commence à tomber sur Narayama, à tout purifier. Et à ce moment-là seulement, on parvient (peut-être) à comprendre la démarche d’Imamura et son éloge sans nostalgie de la barbarie.

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le 18 févr. 2015

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