Qui est la belle endormie ?


Est-ce Eluana Englaro, le fait divers à l'origine du film ? Cette jeune femme débranchée car dans le coma depuis 17 ans, un cas d'euthanasie qui va embraser quelques jours l'Italie ? On ne la verra pas, ce n'est pas elle qui intéresse Bellocchio. Dans un film choral à la Iñàrritu, il va tisser un canevas de destins individuels (mais, à la différence du cinéaste mexicain, sans les faire se croiser), autour du thème de la mort et de l'amour - plus qu'autour de l'euthanasie, qui n'est pas le vrai sujet du film, dira son auteur. La rencontre de la grande Histoire et des petites histoires en somme, thème que je goûte toujours lorsqu'il est bien réalisé, comme ici.


Est-ce Rossa alors, qui figure sur l'affiche et sur laquelle s'ouvre le film ? C'est la figure qui s'impose en premier lieu. Rossa pourrait être belle, mais elle est endormie, sous l'emprise de la drogue. A la suite d'une TS, elle se retrouve à l'hôpital, où un médecin va prendre soin d'elle, y compris contre l'avis de sa hiérarchie, lassée de cette délinquante. Au passage, Bellocchio nous montre les assauts que doit subir l'hôpital en Italie, que ce soit de la part des manifestants pro-life que de semi-aliénés, comme dans cette scène superbe où un enragé soulève un à un les draps des patients pour trouver celui qu'il cherche.


D'une façon irrationnelle, un jeune médecin va la veiller jusqu'à ce qu'elle sorte de sa léthargie. Invraisemblable bien sûr : on n'imagine pas ces gens archi-débordés avoir le loisir de rester sans rien faire des heures au chevet d'un patient. Mais acte d'amour pur, et l'amour pur n'est-il pas "invraisemblable" ? Peu importe que Rossa veuille en finir avec la vie, le médecin l'en empêchera, par une sorte d'élan de solidarité humaine, ancré au plus profond. L'amour comme celui qui empêche autrui de se donner la mort. Et la fenêtre ouverte d'abord pour se suicider devient, à la fin, une façon de renouveler l'air. On pense ici au Saut dans le vide, opus précédent de Bellocchio. La proposition de "baiser" se transforme en un geste délicat, celui d'ôter ses chaussures au médecin.


La belle endormie, est-ce cette autre jeune fille, le double d'Eluana, très belle en effet, et plongée dans un coma à l'étage d'une grande maison bourgeoise ? Ou plutôt sa mère, cette grande actrice, incarnée par Isabelle Huppert ? Telle une statue qu'elle évoque souvent, une pieta au visage ruisselant de larmes, cette mère ravagée attend le réveil de sa fille. A l'unisson de sa progéniture, elle s'est figée, gâchant son talent, au grand dam de son fils. Celui-ci, qui n'a pas résolu son Oedipe, admire sa mère dans un vieux film où l'on voit Isabelle Huppert se repaître d'un bol de sang de veau. Troublant. Sa mère n'est plus disponible pour lui, qui aimerait à son tour boire son sang d'actrice surdouée. Par amour, mais aussi par égoïsme, il tentera de débrancher sa soeur. L'amour comme celui qui veut donner la mort (le fils) ou comme celui qui n'abandonne jamais face à la mort (la mère).


Ou bien la belle endormie, est-ce Maria, la fille d'un vieux sénateur, catholique fervente ? Incarnée avec une intensité impressionnante par Alba Rohrwacher (qui m'a fait penser à Giulietta Masina, pas moins : pas vraiment belle, et pourtant absolument fascinante), cette jeune femme se joint aux mouvements pro-life qui manifestent. On pourra railler ces gens qui se battent pour une vie alors qu'ils en laissent d'autres, chaque seconde, s'éteindre dans la plus parfaite indifférence, sans en ressentir aucune responsabilité. N'empêche : face à ces gens qui pleurent la mort d'une personne qu'ils ne connaissent même pas, on peut ressentir une certaine admiration, pour ce lien de pur amour qui unit des humains entre eux - et qui rapproche du médecin de Rossa. Le film montre aussi cela, se gardant d'un regard ironique sur ces gens.


Mais revenons à Maria : son éveil, c'est celui à la sensualité, à l'amour relevant non plus d'agape mais d'eros, lorsqu'elle rencontre le beau Roberto. Ah, ce regard fixe sur lui dans la voiture alors qu'il conduit ! Formidable cette comédienne, décidément. Et là aussi, Marco Bellocchio se garde des clichés, puisque la catho pur jus n'hésite pas à coucher avec son amoureux "dès le premier soir", sans pudibonderie. Cet amour, qui dilate le coeur, lui permettra de se réconcilier avec son père, en ressentant ce qu'il éprouvait pour sa mère.


Sa mère, ce peut aussi être elle, la belle endormie, l'adjectif se muant en participe passé. Endormie par Uliano, à sa demande. Là, c'est clairement l'amour comme force qui donne la mort, au diapason du film de Haneke. Avec finesse, Bellocchio nous montre que nos convictions sont fortement liées à notre histoire personnelle, même en politique : c'est parce qu'il a vécu cette terrible expérience qu'Uliano s'oppose au texte que son parti lui demande de voter. Dans une très belle scène, on le voit se promener parmi ses collègues qui lancent des "si" pour donner leur accord. Eluana mourra avant qu'il ait pu délivrer son magnifique discours. Ne restera alors plus qu'à le livrer à sa fille. Notons aussi que la frontière est ténue entre le cas de l'épouse d'Uliano et Rossa : après tout, l'une et l'autre souhaitent en finir, pour des raisons différentes. Bellocchio montre que l'amour peut mener à deux décisions opposées.


Avec beaucoup de subtilité, Bellocchio nous donne ainsi à voir des êtres qui évoluent, sous la pression d'un événement : Uliana, Maria, Rossa même. D'autres non : le noeud qui les retient paraît indestructible. C'est le cas de l'actrice jouée par Huppert, et de sa famille. Et en effet, il en va ainsi : un événement fait bouger certains, d'autres restent "endormis".


Reste un niveau d'analyse : la belle endormie, ce serait aussi l'Italie tout simplement. Plus précisément son système politique. Bellocchio montre des sénateurs, non pas malfaisants ou corrompus, simplement impuissants, faibles, endormis dans le contentement de soi et le confort. La scène aux bains est à cet égard révélatrice, évoquant bien sûr la décadence chez les Romains. Ils ne sont plus que des pantins qui obéissent aux directives du parti, et sur lesquels on peut projeter des images de liesse populaire (là encore, jolie scène). A tout velléitaire de s'écarter de cette voie, on conseille de se faire simplement discret puisque "le résultat sera le même". C'est précisément ce pragmatisme délétère que refusera Uliano, réveillé lui aussi.


Un modèle de film choral. Et un film qui ne prend pas position sur l'euthanasie (contrairement à celui d'Haneke), mais qui nous dit une seule chose : ça dépend !


Gardons-nous des opinions tranché sur un tel sujet, et n'examinons qu'une chose : que dit l'amour ?

Jduvi
8
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le 29 oct. 2019

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Jduvi

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