Ce qui me plait dans La Belle et la bête, c’est que le film transporte avec lui des propositions de cinéma qui confèrent à l’ensemble une valeur esthétique indéniable, par de-là ses finalités sociale et politique. C’est-à-dire que le film brille par les réponses esthétiques qu’il apporte à des problématiques certes politiques, mais avant tout humaines.


Le choix du plan-séquence est, à mes yeux, une idée formidable, en ce qu’il s’accorde parfaitement aux propos du film en lui donnant une densité supplémentaire. Contrairement aux idées reçues, je ne pense pas que le plan-séquence soit nécessairement plus réaliste que le montage "traditionnel". Il est en effet courant de soutenir que l’adéquation entre la durée de la prise de vue et l’écoulement temporel réel dans le monde diégétique donnerait une impression de réalité supérieure, à plus forte raison parce que le plan-séquence se refuse au découpage là où le montage morcellerait le temps et l’espace et les reconfigurerait d’une façon trompeuse. Le plan-séquence serait en ce sens plus proche d’une perception réelle, puisque nous ne nous téléportons pas d’un point A à un point B de l’espace lorsque nous regardons le monde.


A ces arguments, j’opposerai le fait que le plan-séquence au cinéma est bien souvent contraire à une perception de la vie comme surgissement d’imprévus, comme mouvement fuyant qui ne trouve pas dans les déplacements extrêmement minutieux, travaillés, orchestrés et même chorégraphiés de la caméra d’un plan-séquence sa forme d’expression privilégiée. Pour cette raison, le plan-séquence au cinéma me semble bien souvent plutôt relever d’une esthétique de la virtuosité et de l’artificiel que du réalisme (et il n’y a aucun jugement de valeur dans ces propos).


Cette mise au point faite, je peux poursuivre en disant que ce qui m'intéresse dans ce film, ce n’est pas le prétendu surcroît de réalisme qu’octroierait le plan-séquence au visible, mais sa façon de transcrire symboliquement un état mental. Les plans-séquences dans le film tirent ici leur force du découpage en chapitres. En effet, leur intérêt réside non pas dans le fait qu’ils refuseraient la coupe, mais, qu’au contraire, ils se perçoivent relativement à elle et aux ellipses qu’elle introduit. Ainsi, du fait du montage, les plans-séquences apparaissent comme des blocs d’espace-temps, des cellules spatio-temporelles qui font directement écho à l’idée d’une prison, d’un cheminement impossible au sein d’espaces oppressants, coercitifs, qui enferment l’individu dans sa solitude et l’oblige à de débattre avec sa propre conscience et ses traumatismes. Ces cellules d’espace-temps que parcoure le personnage principal, je les vois comme des lieux doubles. Elles sont à la fois l'objet de la furie d’individus qui en menacent dangereusement les fondations en en révélant les dysfonctionnements (pensons à la scène aux urgences) et en même temps incroyablement résistantes. Et c’est cette résistance du lieu qui m’intéresse, qui est mise en avant par les plans-séquences.


On peut en effet voir la fille comme le symptôme d’un système défaillant, mais aussi comme un microbe, une maladie qui risque de contaminer l’ensemble. Tout l’intérêt du film est alors de montrer comment les plans-séquences, en travaillant sur la durée, révèlent les stratégies par lesquelles les institutions cherchent à survivre, soit en faisant en sorte que le microbe s’épuise de lui-même en le laissant avec indifférence cheminer vers sa disparition, soit en l’expulsant de force de ses entrailles. Dans cette optique, le plan-séquence signifie cette épreuve de la durée qui est celle de l’usure, de la fatigue, de l’épuisement. Il montre comment le système s’est doté d'un mécanisme de défense immunitaire d’une efficacité redoutable, capable de détourner la menace de lui-même.


On suit alors avec émotion une femme confrontée à l’hostilité d’un monde qui transforme son parcours en véritable chemin de croix, comme si l’expérience traumatisante du viol devait être en permanence transportée avec soi, dans un corps agonisant qui jette ses dernières forces vitales dans l’espoir impossible de recouvrer sa dignité. Je crois que si le film avait privilégié un montage classique qui escamote les scènes de marche, d’attente, il n’aurait su faire partager aux spectateurs l’impression d’un supplice, d’une souffrance qui accompagnent l’individu dans chacun de ses pas. Au contraire, le film aurait en un sens relégué le traumatisme dans un passé lointain, en faisant de son personnage un pur actant, pris dans une dynamique narrative qui permet d’oublier le viol. Ici, par le travail sur la durée, le viol, volontairement rejeté dans le hors-champ du récit, se révèle après-coup, dans le présent de l’image alors même qu’il s’agit d’une expérience déjà passée pour le personnage. En ce sens, la réalité du viol n’est pas assignable à un moment déterminé dans le temps et l’espace, mais est avant tout visible comme une présence permanente dans la durée continue et effective de la vie.


Je ne peux m’empêcher de voir la trajectoire de l’héroïne, baladée d’un point à un autre de l’espace, comme l’affirmation progressive d’une individualité dans des lieux où le faux a pris ses aises. Ce n’est pas le réalisme qui est recherché par ces plans-séquences, mais plutôt l’impression que ces institutions sont des espaces de jeux sociaux, des planches sur lesquelles chacun est invité à jouer un rôle pour mieux faire obstacle à la vérité, l’empêcher d’émerger. L’artifice y règne, l’appareil juridique et judiciaire définit les règles du jeu et empêche l’individu d’échapper aux limites fixées par l’institution pour se maintenir. Ces couloirs monochromes, l’impression d’horreur qui se dégage de ces espaces labyrinthiques, sont le reflet d’un corps qui refuse à ce que la maladie ait une dimension endémique, qu’elle s’installe dans la durée en son sein. Or, cette femme, par le retour constant dans les mêmes lieux, par les trajets qu’elle réemprunte, cherche au contraire à proliférer dans ces espaces, à inscrire sa présence dans la durée. La douleur qu’elle porte avec elle lui fait atteindre un point de non-retour : quitte à subir humiliation, rabaissement et souffrance éternels, elle emportera dans sa chute des institutions gangrénées par l’immoralité et la corruption, et dont elle n’est que le symptôme de la déréliction. Ainsi, d’un individu qui au départ ne peut agir sans l’assistance d’un homme, puis qui, acculé, décide de rebrousser chemins et de fuir ces lieux, accepte, à force d’épreuves dégradantes, d’expérience de rejets, de mépris, de s’infliger la douleur suprême en relevant la tête et en refusant d’abandonner, quitte à perdre le peu qu’il lui reste.


D’une femme humiliée, il en ressort une femme grandit qui regagne sa dignité à la fin d’un chemin de croix qui l’aura confronté aux horreurs du monde institutionnel. Et cette idée de faire en un sens retrouver son innocence, sa pureté à un personnage qui a été « souillé », est absolument magnifique. Deux plans iconiques font ainsi référence à la fin du film à un personnage de sainte, dont la beauté éclatante la rend imperméable à la cruauté et sévices du monde. Elle est sanctifiée pour avoir été jusqu’au bout, pour avoir, dans sa douleur, su se relever au moment même où elle s’enfonçait toujours plus profondément dans les enfers. Ce personnage de victime impuissante, à la démarche vacillante, noyant sa peur dans les sanglots, s’affirme progressivement jusqu’à devenir une figure divine touchant au sublime, capable de montrer l’exemple pour toutes ces femmes qui se murent dans le silence pour échapper à la pression d’une société qu’elles n’ont pas/plus la force de combattre.

Sartorious
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le 23 oct. 2017

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