Les films de Hong Sang-soo ont beau se succéder à un rythme effréné, retravailler toujours les mêmes thèmes, suivre un style ludique et minimaliste reconnaissable entre mille, on n’est jamais, chez lui, tout à fait en terrain conquis. Une certaine étrangeté demeure. Ainsi La Caméra de Claire a été tourné à Cannes, au printemps 2016, pendant le festival ; on serait pourtant bien en peine – à l’exception d’une vue baignée de soleil sur la colline du Suquet – d’y reconnaître la cité azuréenne. C’est que Hong Sang-soo, à l’aide d’une mise en scène encore plus légère que d’habitude, réussit déjà le petit prodige de recréer, sous une lumière méridionale qui, pourtant, sature notre imaginaire, un espace-temps bien à lui. Les rues, les terrasses, les plages cannoises, débarrassées des festivaliers et des touristes, se mettent à ressembler aux habituels décors séouliens des films du réalisateur. On y boit même du saké ! Le même flottement caractérise la gestion du temps, dont les fragments épars sont replacés de manière pas tout à fait chronologique.


Sur cette Côte d’Azur dénuée de tout pittoresque, donc, Hong Sang-soo transplante un triangle amoureux coréen. Un soir où il était un peu soûl (toujours l'ivresse chez HSS), un réalisateur, vivant en couple avec sa productrice, fauta avec l'une de ses collaboratrices, Manhee (sublime Kim Min-hee). Le hasard (toujours le hasard chez HSS) va mettre sur leur route Isabelle Huppert, une enseignante parisienne, poète et photographe amateur, venue accompagner une amie réalisatrice. Ses photographies, qu’elle ne peut s’empêcher de prendre dès qu’elle rencontre quelqu’un, ont la mystérieuse faculté, assure-t-elle, de « changer les êtres ». C’est effectivement grâce à ces clichés, qu’elle fait circuler de mains en mains, que ce petit manège va s’animer. Un drôle de manège, semblable à ces quatre personnages (un homme et trois femmes...) peints sur une fresque rococo dans le hall d’un immeuble et que Claire et Manhee vont trouver « un peu étranges ».


Hong Sang-soo est friand de ces éléments métaphoriques, échos à la fiction, que le savant dépouillement de la mise en scène met particulièrement en relief. Son cinéma repose en grande partie sur une esthétique de la variation, de l’écart, du redoublement. La Caméra de Claire n’y échappe pas : Isabelle Huppert confiant que "la seule façon de changer les choses, c'est de les regarder une deuxième fois, très lentement", HSS nous mène une seconde fois sur les lieux de scènes déjà vues. A coup de variations légères, les pièces du scénario se mettent en place, révélant un récit aux accents autobiographiques, où HSS évoque son histoire avec Kim Min-hee, qui fit couler tant d'encre. Nouveau redoublement de la fiction, que les noms des personnages rendent plus explicite encore : So Wan-soo pour Hong Sang-soo, Manhee pour Min-hee...


Cet art si subtil de la duplication crée un sentiment de léger décalage par rapport à la réalité. Je demeure surpris par l’étrangeté du cinéma de Hong Sang-soo, sa complète singularité. Derrière sa simplicité solaire, cette Caméra de Claire, à la fois évanescente et prosaïque, évidente et incongrue, n’échappe pas à la règle. Sans être toujours pleinement convaincant, ce dernier opus a cependant la vertu de mettre particulièrement en lumière la poétique du cinéaste. Le jeu d’Isabelle Huppert (qui tient là – nouvelle répétition – son deuxième rôle chez le maître coréen) se fond à merveille dans cette atmosphère : Huppert et HSS ont ce goût commun pour le contre-pied. Face au tragique des situations (en 1h09 de film il est tout de même question d’une rupture amoureuse, d’un licenciement et de la mort de l'être aimé), il opte pour le détachement, la légèreté, l'insaisissable. Et face à la volatilité des sentiments, aux êtres qui changent – l’un de ses thèmes favoris – HSS choisit donc le redoublement, la variation, la déviation – une certaine forme d’obstination ludique.

Behuliphruen
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le 10 mars 2018

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Behuliphruen

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