Fin connaisseur du roman policier, Claude Chabrol a toujours eu un faible pour les écrivains anglo-saxons. On repère dans sa gourmande filmographie, entre un Frédéric Dard et deux Simenon, quelques intrigues subtilement criminogènes et hautement atmosphériques démarquées de Nicholas Blake, Ed McBain ou Patricia Highsmith. Il a avoué avoir changé l’appellation (L’Analphabète) du roman de Ruth Rendell, diva du polar british, afin de ne pas vendre la mèche. Mais on peut y voir aussi l’envie d’expliciter sa démarche : filmer le cérémonial d’une mise à mort dont il sème lentement des indices pour alerter le spectateur. Comme presque toujours, il a transplanté l’action dans le décor faussement rassurant d’une de nos belles provinces gauloises, ici les Côtes d’Armor. Épouse d’un grand industriel, la très élégante Madame Lelièvre ne tarit pas d’éloges sur sa nouvelle domestique, Sophie, une taiseuse qui n’a certes pas inventé la poudre mais ne rechigne jamais aux corvées, sous l’œil un brin condescendant de Monsieur et celui sincèrement apitoyé de Melinda, l’aînée, qui reproche à ses parents leur paternalisme. Bientôt, Sophie se lie avec Jeanne, la postière du coin, femme au passé trouble qui nourrit à l’égard des Lelièvre une hostilité aussi tenace qu’inexpliquée. La situation est installée, et le cinéaste va dès lors s’appliquer, avec une précision d’horloger suisse, à la faire basculer dans l’inéluctable. Rien de tel, pour mesurer la tension qui progresse, que de surveiller comment évolue le vocabulaire employé par les charmants libéraux, pourtant tout disposés à lui offrir des leçons de conduite ou à lui financer de nouvelles lunettes, lorsqu’ils parlent de leur employée de maison : de "bonne à tout faire", on glisse vite à "bonniche", puis à "fille répugnante". Toujours crucial, le détail chez Chabrol favorise le suspense autant que l’étude de mœurs, et aiguise un sens cinglant de l’observation qu’il applique à un microcosme heureux, huppé, cultivé. Avec une malignité goguenarde, le réalisateur assemble benoîtement les ingrédients aptes à faire monter une rude mayonnaise d’adrénaline, jusqu’au dénouement glaçant de cruauté et de violence froide.


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Le titre exprime des rituels, et c’est bien ce à quoi se livrent les uns et les autres. Repas de la famille cossue et popote des deux copines, courses et ménages effectués par Sophie, départ au lycée du fiston, fête d’anniversaire, assemblées de bonne œuvres, réunions devant la télévision désignée comme un aspirateur à vide — au salon pour communier avec Don Giovanni, dans la chambre mansardée pour admirer Paul Newman ou se délasser devant les Minikeums. Le cinéaste agence des petits blocs figés de quotidien qu’il traite en éclats durs et nécessaires, avec un soin infini apporté à chaque geste, chaque intonation, chaque objet, mais où toujours quelque chose tremble ou menace en sourdine. Ces morceaux s’enchaînent impeccablement sans se joindre tout à fait, de minuscules fissures se dessinent constamment, des prémonitions à peine suggérées d’où surgira l’explosion finale qui réduira tout en bouillie. Le séisme se déclenche sous la pression de deux secrets de femmes qui se rencontrent et se reconnaissent. Jeanne a été accusée d’avoir fait subir des mauvais traitements mortels à sa petite fille infirme. Le père grabataire de Sophie est mort dans un incendie criminel. Chabrol filme ses protagonistes allongées côte à côte, sur un lit où elles roulent en gloussant et s'avouent leurs crimes respectifs à demi-mot. S’il est un moment de véritable terreur dans La Cérémonie, c’est bien celui-ci : la notion de culpabilité n'y est d'aucun secours (la justice divine n'est qu'ironie du sort), et l’une et l’autre conclut dans un double éclat de rire "qu’on n’a jamais rien prouvé". Mais la clé des bizarreries de Sophie est ailleurs, et Chabrol en joue en orfèvre : la servante est analphabète — infirmité psychomotrice et non simple défaut d’instruction, qui parasite tous ses actes et se double d’une honte l’enfermant dans des comportements phobiques.


L’illettrisme n’est évidemment pas le sujet d’une œuvre dont l’auteur est trop élégant pour disserter sur quelque dossier que ce soit. Il s’agit d’autre chose, de beaucoup plus fondamental. Fine mouche, Chabrol a anticipé le coup en parlant urbi et orbi de film marxiste. Car c’est bien d’une guerre dont il est question, une guerre larvée, invisible, impitoyable, à la fois cause et conséquence de ce qu’un ancien Président baptisa la "fracture sociale" — et qui se mue ici en crevasse béante. D’un côté, les bourgeois qui contrôlent le code, jouissent de ses formes traditionnelles (littérature, opéra) et modernes (le satellite), et qui dominent la culture et la technique. De l’autre, les prolétaires du langage : celle qui en est exclue, Sophie, et celle qui en a une pratique délirante et compulsive, Jeanne. Celle qui, ne sachant pas lire, ne sait pas non plus l’heure ni le jour, ne peut ni conduire ni jouer aux jeux sociaux, et celle, la porteuse de lettres qui les ouvre et en viole le secret, qui parle à tort et à travers, hystérique de l’effraction, boulimique de livres et d’images. Le remarquable sens du "poids des choses", de leur juste place dans le tissu des jours, qui est l’un des plus sûrs talents de Chabrol, lui permet de raccorder un plat de moules et une citation de Nietzsche, sans artifice ni pédanterie. Le philosophe allemand est bien venu : en l’occurrence, on est effectivement par-delà le bien et le mal. Pas dans un affrontement moral mais dans une inexpiable confrontation sociale, entre ceux — ni bêtes ni méchants — qui font partie du code et celles qui restent en dehors. À ce réseau de flux et de rapports souterrains, la postière insuffle la vie, c'est-à-dire du romanesque, des histoires, comme on nomme les ragots, les médisances et les petites noises. Une vie envenimée, qui précipite le drame tout en l'ancrant à la notion de forme où il trouve ses racines : puisque le curé interdit à Jeanne de faire le bien, elle ne le fera plus, et réinterprétera les commandements à sa façon ("Tu tueras. Point.").


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S'il y a bien un génie du fait divers chez Chabrol, c'est parce qu'il le saisit dans toute sa puissance de désorganisation, en instillant du doute dans les certitudes les plus grégaires. Cet affolement tourbillonnaire prend l'allure d'une démultiplication d'indices dont beaucoup tournent court, selon un effet de raisonnement panique qui s'aventure dans les zones d'ombre les plus hardies. Le cinéaste ose regarder ses héroïnes en face, sans jugement jugulant leur mystère inquiétant, et en tenant leur vérité en respect et à distance. Lorsque Sophie, ayant surpris un secret de la jeune fille de la maison, menace de la faire chanter afin de protéger son propre secret, celle-ci fait exactement ce que la morale et le bon sens conseillent. Et récolte la tempête. La justice n’est qu’une convention qui convient à ceux qui profitent du partage du monde. Et la transparence du bien, l’ultime illusion des puissants. Elle est le défaut de leur cuirasse matérielle et éthique — cuirasse d’ailleurs toute artificielle : les liens de parenté sont moins simples qu’il n’y paraît, il y a là aussi des non-dits, mais enfouis, niés, et que la transgression d’en face menace de faire remonter à la surface. À ceux qui n’ont rien, il reste l’obscur, l’ambigu, le chaos. La première image du film était d’un blanc surexposé, la dernière sera d’un noir d’encre. Jeanne, prédatrice farceuse, avait piqué dans la bibliothèque des patrons le Voyage au Bout de la Nuit. Il n’y a pas, ne peut ni ne doit y avoir d’explication logique au passage d’une rébellion un peu fofolle au massacre d’un ultime nettoyage par le vide. Seulement la force supérieure du Destin, et l’observation de ses lois qui sont — Chabrol n’ignore rien de la leçon de Jean Renoir ni de la règle du jeu — celles de la tragédie. Quand on a vu un fusil… Les Lelièvre, et de ce point de vue le cinéaste n’en rabat pas son côté potache, vont se faire tirer comme des lapins : Sophie et Jeanne feront tomber la sentence de Dieu avec une innocente et perverse délectation.


L’inscription d’un combat aussi essentiel dans la trame du banal est typique du cinéma de Chabrol lorsqu’il est à son meilleur, corsé et fort en bouche. Ambiance lourde, portraits corrosifs, éloge de la bonne chère, notations acides, humour noir… : aussi brillant soit-il, cet arsenal passe nécessairement par la réussite d’une incarnation. Jacqueline Bisset (parfaite dans le genre "gros pressentiment sur la patate"), Jean-Pierre Cassel (idoine en grand bourgeois légèrement fissuré) et Virginie Ledoyen interprètent sans fausse note, avec un raffinement exquis, le clan des nantis. Mais ce sont évidemment Sandrine Bonnaire et Isabelle Huppert qui se taillent la part des lionnes. La sérieuse et la déconneuse, la taciturne et la bavarde, l’intro et l’extra. Une source froide et une source chaude qui, entrant en contact, produisent un moteur à explosion. Bizarrement coiffée, un peu nonne et un peu bagnarde, tendue comme une corde d’arbalète, forte et cassée, enfantine et guerrière, la première fait passer dans son regard le moindre de ses ressentiments, avalant et soudant en elle tout ce qui l’entoure. La deuxième déploie une vibrionnante énergie, petite bacchante frondeuse des télécoms, dansant par brusques voltes son refus de malheur et son incapacité à le combattre, ouvrant à l’improviste les vannes et vacheries d’un discours torrentueux, catastrophe en couettes rousses que son amie copie sans la rejoindre vraiment. C’est un grand bonheur de les voir toutes les deux, ensemble, à l’écran. Elles sont les anges exterminateurs de cette peinture prodigieusement aiguisée des rapports de classes, plaques tectoniques qui travaillent et frictionnent sévère jusqu’à ce que tout pète. "On a bien fait", dira Jeanne à l’issue de la boucherie à la chevrotine. Et l’on revoit alors des petits riens, des phrases lancées négligemment, la morgue de Monsieur Lelièvre quand il parle de la soubrette, l’utilisation cynique qu’en fait Madame, ou l’indifférence de Gilles, le fils cadet, parce qu’il ne trouve pas Sophie particulièrement jolie. En racontant le carnage des maîtres au son de leur cher Mozart, Chabrol ne prône ni n’annonce le Grand Soir. Il rappelle seulement que l’opulence affichée d’une minorité privilégiée face à une majorité souffrante expose aux plus féroces ripostes. Et que la frontière est bien mince qui sépare l’instinct de vie de la purgation par la mort.


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Thaddeus
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