Curieux destin que celui de « La chevauchée des bannis », onzième film hollywoodien et dernier western du cinéaste d’origine hongroise André de Toth. Le script, signé Philip Yordan, est inspiré d’un roman de Lee Edwin Wells, publié en 1955 sous le titre « Day of the Outlaw » (réutilisé pour le titre original du film).


Une première tentative d’adaptation du script fut écrite par Yordan. L’action était alors située à la frontière mexicaine, et se focalisait sur la relation entre le capitaine Bruhn et un capitaine de navire qu’il avait autrefois connu. L’idée tombe à l’eau, mais, quelques années plus tard, André de Toth la récupère et décide de l’adapter au cinéma. Le décor est toutefois dramatiquement différent : si les personnages sont plus ou moins conservés, de Toth situe l’action dans un minuscule village perdu au fin fond du Wyoming enneigé. Fidèle à ses habitudes, le réalisateur effectue lui-même ses repérages et opte pour le plateau de Dutchman Flat, en Oregon, comme lieu de tournage. La sélection des acteurs, une étape décisive pour le succès du film que de Toth a en tête, a de quoi surprendre : Robert Ryan et Burl Ives comme acteurs principaux. Cette décision se révèlera néanmoins être un vrai coup de génie.


Dans le Wyoming, le cow-boy Blaise Starett et son acolyte Dan arrivent en vue du hameau de Bitters, qu’ils ont, il y a bien longtemps, contribué à pacifier. Depuis, les choses ont bien changé. Les agriculteurs ont pris possession des terres, qu’ils ont entourées de barbelés. Terrible insulte pour un vacher ! Pour ne rien arranger, la trop belle femme du fermier Hal Crane, Helen, a entretenu une longue liaison avec Starett, qui en est encore épris.


Au moment critique, alors que la tension est à son comble, coup de théâtre ! une bande de hors-la-loi tous plus patibulaires les plus que les autres, débarque en ville… Menés par le capitaine Bruhn, les dangereux bandits sont en fuite, pourchassés par la cavalerie. L’ambiance en ville, on s’en doute, va passablement souffrir du séjour forcé des brigands.


D’entrée de jeu, l’on sait que l’on ne va pas avoir affaire à un western classique. La photographie est noir et blanche, accentuant les contrastes alors que les personnages, vêtus de sombre, semblent perdus dans un immense décor immaculé. À une époque où les westerns étaient régulièrement tournés en couleur – nous sommes en 1959 – de Toth fait le choix du noir et blanc : il veut à tout prix éviter de donner une ambiance "noël" à son film, dont les thèmes sont très sombres. Les personnages, eux aussi, diffèrent des canons du genre. Point de héros chevaleresque ici, mais, au contraire, des personnages très divisés, fouillés et difficiles à catégoriser. Blaise Starett en est la parfaite illustration : s’il est tenté de tuer le fermier Crane pour lui voler sa femme, il va, au final, s’ériger en défenseur de la communauté.


Avec une adresse remarquable, André de Toth met pleinement sa réalisation au service des idées originales qu’il traite et de l’histoire qu’il raconte. Le film jongle habilement entre plusieurs thèmes : il constitue un huis-clos de prise d’otage, où le danger imminent (le viol et massacre collectif) est évité par l’affrontement psychologique subtil entre deux hommes – la ligne rouge risquant d’être franchie à chaque instant.


À ce niveau-là, les coups de génie de de Toth sont légion. Dans un premier temps, l’ensemble du cast est excellent, et les personnages, parfaitement écrits. Les principaux bénéficient tous d’une grande profondeur, d'un background fouillé, et refusent strictement le manichéisme. Les interprètes, Robert Ryan, Burl Ives, Jack Lambert et Lance Fuller, sont impeccables. Sans oublier, bien sûr, la sublime Tina Louise, dont le personnage est, non sans malice, dissimulé sous trois couches de vêtements par le réalisateur (ce qui n’est, curieusement, pas le cas des images promotionnelles utilisées par la production). Un enchaînement logique et toujours varié des péripéties permet au cinéaste de faire croître la tension, qui touche à son paroxysme lors d’une des scènes de danse les plus dérangeantes et inoubliables du cinéma américain. En outre – et c’est peut-être l’idée la plus glorieuse du réalisateur – l’utilisation de la neige et du climat est virtuose. Outre l’effet esthétique certain, ce blizzard blanc isole le hameau, coupant ce microsystème du reste du monde. De Toth en fait alors un genre de second huis-clos, accentuant le sentiment d’oppression et d’enfermement des personnages. Enfin, toute la séquence finale est magistrale, comptant probablement parmi les plus belles fins de westerns qui soient.


Avec cette « Chevauchée des bannis », André de Toth signe un western atypique, qui s’écarte des codes du genre pour proposer une histoire plus intimiste, dotée d’une dimension psychologique passionnante portée par des interprètes excellents et servie par une réalisation fascinante. Si le film fut accueilli fraîchement par la critique lors de sa sortie, il fut par la suite réévalué à sa juste valeur : une pépite d’or perdue dans l’immensité de la production de l’époque.

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le 9 nov. 2015

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Aramis

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