Sydney Lumet défend ses idées avec beaucoup de conviction.
Comme dans les contes modernes de Capra, ses récits se veulent souvent exemplaires, l’optimisme en moins (mais ce n’est pas le cas de tous ses films).
Exemplaires, voire didactiques parfois. Le film tourne quelques fois au pamphlet, à l’essai politique, oubliant sans doute au passage qu’une démonstration, toute implacable soit-elle, ne remplace jamais l’enseignement qu’apporte au spectateur un récit profondément ambigu.


Personnellement je trouve donc que son cinéma gagne en qualité lorsqu’il cherche un peu moins à convaincre et un peu plus à montrer, sans juger, sans appliquer de l’extérieur une idée qui n’appartient pas au récit, mais à son auteur. De ce point de vue, parmi les quelques films que j’ai vu de lui, le plus réussi est peut-être Running On Empty.


Mais, force est de reconnaitre, que pour ce qui est de convaincre, le bonhomme a du talent.


La Colline des Hommes Perdus est donc une nouvelle démonstration implacable de l’absurdité dont l’Homme est capable.


Nous sommes au milieu de la seconde guerre mondiale, dans un désert d’Afrique du Nord.
Un camps de prisonniers britanniques tenu par… l’armée britannique.


Si la démonstration se teinte déjà d’ironie, on accepte bien plus volontiers les mouvements d’appareils un peu approximatifs. Il faut dire que l’ambition de ce premier plan était titanesque, saluons-là.


Voleurs, déserteurs et autres bagarreurs sont donc rassemblés là pour purger leur peine, subir une rééducation et redevenir au plus vite de bons soldats.
Or qu’est-ce qu’un bon soldat de sa majesté ? Avant tout un homme qui obéit.
Le courage vient sans doute en obéissant.


La pièce diabolique que Lumet va mettre en place est une tragédie absurde, aussi absurde que l’ordre, nécessaire à une armée civilisée, pour répandre efficacement le chaos.


Les personnages de cette pièce valent le détour.


Cinq nouveaux prisonniers, tous plus sympathiques les uns que les autres (leurs larcins semblent immédiatement excusables et leurs punitions excessives) et un nouveau sergent à qui le directeur du camp demande de faire ses preuves.


Le rapport de force est d’emblée inégal. Ce sergent Williams est un gringalet. Mais il a l’autorité pour lui. Son petit bâton et ses aboiements en sont la preuve.


Voilà donc les thèmes lancés: justice, autorité, pouvoir et abus de pouvoir, soumission ou révolte… Qui, des lâches ou des hommes d’honneur, l’emportera ?
Il faut voir le film pour l’apprendre.


L’intelligence du cinéaste, plutôt que dans cette forme de récit trop simple pour être original, (quoique la dernière séquence et ses jeux d’alliance, ses revirements multiples, est extrêmement complexe), ou dans ses choix de focales démonstratifs, se situe dans la finesse du portrait qu’il dresse de ses personnages. C’est dans les interstices du récit, les temps creux ou les à-côtés qu’on perçoit toute la profondeur du regard de Lumet, son amour pour les Hommes, malgré leurs défauts et leurs faiblesses.


Car ici le véritable héros est trop arrogant pour être aimable (très bon choix que ce Sean Connery), Le couard trop malin pour être détesté, la brute… trop sympathique. Et le « bon nègre rigolo » finira par surprendre. Son audace géniale lui vaudra sans doute de provoquer la plus grande jubilation du spectateur. C’est par lui au fond, que le verrou explose, plus encore que par l’entêtement du personnage de Roberts.


Mais le portrait serait incomplet si les auteurs de l’injustice n’avaient pas leurs raisons et leurs faiblesses, eux aussi.
Le véritable commandant du camps est plus souvent au lit avec une professionnelle qu’avec les hommes dont il a la responsabilité.
L’adjudant-chef Wilson, entièrement convaincu du bienfondé de sa mission et de sa nécessaire autorité, même si elle couvre un crime.
Le médecin trop paresseux puis finalement héroïque.
Le sadique Sergent Williams, dont il est impossible de savoir s’il prend plaisir au pouvoir qu’il détient, ou s’il en abuse seulement par crainte, une fois le piège refermé sur lui… On sait au moins qu’il tient l’alcool. D’ailleurs plus par fierté et soif de reconnaissance que véritable passion.


Le film a beau être implacable, aussi lourd que le soleil au milieu du désert, il n’en traite pas moins son sujet avec le respect de la complexité propre à favoriser notre réflexion plutôt qu’une adhésion immédiate.


Même la colline de sable, instrument de torture central dans ce lieu désolé, provoquera un fou-rire aux hommes qu’elle fait souffrir.


Et l’on reconnaît le Sisyphe de Camus, ricanant de l’absurdité de son propre sort…


Sydney Lumet est sans doute lui aussi un homme révolté.
Le sérieux presque adolescent avec lequel il traite chacune des injustices qu’il dénonce reste pourtant rafraichissant.
On lui pardonnera donc aisément les défauts de ses films, qui manquent quelquefois de sagesse, de distance, ou d’ironie.
Car ces révoltes sont dans le coeur de tous les hommes qui ont connu ou connaitront un jour la commune souffrance.

antoninbenard
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le 17 juil. 2016

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Antonin Bénard

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