Un chien traverse la campagne à toute allure et finit sa course aux portes d'un manoir, en même temps que la voiture de ses maîtres. L'animal pénètre la bâtisse et nous laisse au seuil d'une chambre où dort une jeune fille, Rosaleen. Perdue dans ses rêves, elle nous entraîne au cœur d'un violent cauchemar où sa grande sœur, après une fuite désespérée dans les profondeurs d'une forêt terrifiante, finit dévorée par une meute de loups aux yeux incandescents... Dès ses premières minutes, La Compagnie des loups, film méconnu de Neil Jordan (dont la filmographie ne se borne pas à Entretien avec un vampire), pose les bases d'un univers fantastique, voire fantasmagorique, librement inspiré du Petit Chaperon rouge. Relecture cauchemardesque et horrifique du conte de Charles Perrault, empruntant ses incursions psychanalytiques aux réflexions de Bruno Bettelheim, La Compagnie des loups s'impose comme un diamant noir du cinéma fantastique, un conte cruel aux images de rêve dont le fond pourtant exigeant ne se défait jamais d'une forme enchanteresse, un véritable objet de fantasme audiovisuel malheureusement tombé dans l'oubli. Une injustice qui mérite réparation, face à la médiocrité affligeante et le manque d'ambition artistique qui gangrène le cinéma de genre actuel.

D'une complexité énonciative proprement vertigineuse, La Compagnie des loups met en scène, sous la forme d'un enchâssement de visions oniriques, la transformation d'une jeune fille, Rosaleen (incarnée par Sarah Patterson) passant de l'enfance à l'âge adulte. Une transformation qu'elle préfère vivre dans le monde des rêves, un monde qu'elle peut contrôler à sa guise, loin de la famille qu'elle déteste (elle tue symboliquement sa sœur dès la première scène en lâchant sur elle les loups de son subconscient). Rêveries d'une dormeuse solitaire se réfugiant dans un univers de conte, sorte de XVIIème siècle fantasmé, où la figure tutélaire de la grand-mère (Angela Lansbury) est une source d'inspiration, de réconfort, de consolation. L'espace mental de Rosaleen, merveille graphique composée de décors aux allures de gravures, d'éclairages tour à tour féériques et effrayants, s'organise autour de strates narratives, chaque niveau de rêve se révélant comme le point de départ (ou d'entrée) vers un autre niveau de rêve. L'esprit de la jeune fille est un perpétuel bouillonnement d'histoires où se téléscopent des fragments de fantasmes, des éclats d'angoisses, de doutes et de terreurs. Histoire d'une femme mariée à un loup-garou qui finira décapité par son second mari, récit d'un repas de mariage aristocratique dont les convives, maudits par une intruse, se métamorphosent en loups, chronique d'une femme louve racontée à un loup blessé, compte-rendu d'un rêve dans lequel Rosaleen s'imagine être le chauffeur d'une gentleman diabolique (Terrence Stamp) transformant les hommes en loups grâce à une mystérieuse potion... L'héroïne du film est un être façonnant une myriade d'histoires, à tel point que ces histoires finissent par façonner sa personnalité, son inconscient le plus profond.

Épicentre angoissant et fascinant de ces innombrables morceaux de récits, terreur ultime de Rosaleen, la figure du loup irrigue le film tout entier, à la fois force thématique et symbolique de l'intrigue, lui donnant un aspect de cauchemar horrifique (corps atrocement déformés, créatures menaçantes), de conte cruel et d'initiation sensuelle. L'image récurrente du loup est néanmoins paradoxale, dans la mesure où elle donne une unité à l'objet filmique en même temps qu'elle s'érige en puissance de brouillage, de dérèglement. Adaptation décalée et cauchemardesque du Petit chaperon rouge, La Compagnie des loups fait à ce titre fusionner le personnage du chasseur et celui du loup. L'intrusion finale du chasseur chez la grand-mère, élément perturbateur d'une instance narrative archaïque, est ainsi mise en scène comme une menace, mais seulement pour l'innocence de Rosaleen. Le chasseur/loup, détruisant la grand-mère (dont la tête décapitée se fracassera comme celle d'une poupée de porcelaine), est une figure émancipatrice, qui libère la jeune fille de ses attributs d'enfant (le fameux chaperon de laine rouge jeté au feu).

Portrait poétique d'une femme en devenir, le film de Neil Jordan s'abandonne à la fragrance troublante d'une imagerie sensuelle assumée. Vision d'une fleur blanche se transformant en fleur de sang sous l'effet de larmes versées, errance d'une femme/louve nue dans un décor gothique inquiétant, perforation au ralenti d'une toile de peinture par une meute de loups, jouets d'enfants se brisant sur le sol... Songes d'une nuit féminine ou chroniques oniriques d'une défloration, La Compagnie des loups s'affirme certes comme un film hautement psychanalytique, mais seulement à travers la puissance symbolique de ses images obsédantes. La confusion énonciative qui le structure va de paire avec la confusion – très humaine – liée au passage d'un âge à un autre, avec la représentation graphique d'un espace mental féminin en mutation. Plus que le récit cauchemardesque d'une perte de l'innocence, La Compagnie des loups est une réussite exemplaire de cinéma fantastique au féminin, qui, loin de reléguer la femme au rang de simple faire-valoir (comme le font la plupart des films de genre actuels), explore avec un enchantement sincère les plus obscurs objets de ses désirs, ses rêves les plus fous. En embrassant sa part sombre, animale, sauvage, en devenant louve à son tour, Rosaleen se libère, elle brise les codes du conte de son existence. Mais à quel prix ? C'est toute la question que pose l'ambiguïté fondamentale du dernier plan, la douleur stridente et la poignante universalité de la dernière image. Vertige angoissé de la liberté. La virginité merveilleuse et rêveuse de l'enfance face à l'horizon terrifiant de l'âge adulte.
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le 30 avr. 2014

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