Le titre du film laisse songeur... En effet, si ce documentaire montre bien quelques superbes plans sur la cordillère des Andes, il ne fait jamais réellement le lien avec un sujet qui s’impose finalement en dépit de la volonté du réalisateur. Patricio Guzmán (chilien résidant en France) filme son retour au Chili. En voix off, il annonce qu’une fois de plus il ne reconnait rien. Ainsi son quartier où, entourée de buildings et en piteux état, sa maison tient miraculeusement debout. Les gratte-ciels fleurissent à la surface de la mégalopole de Santiago-du-Chili (4 Millions d'habitants) et se dressent en forteresses de verre et d'acier pour défier le ciel de la ville (à l’image de la cordillère… lien possible pas vraiment exploité). Une ville assez monstrueuse qui tourne le dos à cette chaine montagneuse tellement peu accessible que les chiliens ne la regardent que rarement (ou de loin… comme le réalisateur). Pourtant, les montagnes représentent environ 80 % du territoire chilien.


Dans son désir de boucler une trilogie sur son pays, le réalisateur fait parler des artistes, qu’il connait ou non. Bref, des personnes de son milieu, des intellectuels. On n’atteint pas les sommets qui feraient un peu oublier à Patricio Guzmán la dictature militaire qu’il a fui pour se réfugier en France, son pays de résidence. Son obsession : le pouvoir exercé par le général Pinochet du 11 septembre 1973 au 11 mars 1990. Il trouve finalement en la personne du photographe et cinéaste Pablo Salas, un témoin fondamental qui a filmé tout ce qu’il pouvait depuis cette période. Ses archives, sur tous les supports qu’il a utilisés (depuis la cassette vidéo jusqu’au disque dur digital), constituent une sorte de patrimoine dont on se demande s’il sera préservé pour alimenter un travail de mémoire digne de ce nom. Quelques extraits sont ici présentés, car Salas a couvert de nombreuses manifestations et observé beaucoup de faits de répression assez brutaux. Étant constamment resté sur place, Salas a largement eu le temps de se faire son opinion sur l’enchainement des événements au Chili.


Pablo Salas considère que le pays, pourtant libéré de la dictature depuis bientôt 30 ans, en subit encore les conséquences. Pour lui, la forêt de buildings ayant envahi la ville de Santiago constitue un symbole de la voie dans laquelle le Chili s’est engagée, celle apportée avec la bénédiction du régime, par ceux qu’il appelle les Chicago-boys venus d’Amérique. Ils ont établi le néolibéralisme (économique) avec un état d’esprit simple : rentabilité avant tout et dans tous les domaines. Salas reconnait que ce principe ne s’est pas cantonné au Chili, puisqu’il a désormais envahi le monde. Ce qu’il regrette bien sûr, ce sont les moyens utilisés par la dictature pour parvenir à ses fins. Surtout, il constate qu’une certaine frange de la population continue de profiter outrageusement, en ayant réussi à conserver des postes très avantageux malgré la fin de la dictature. Il va jusqu’à considérer que ce sont des pans entiers du territoire chilien qui ne sont plus accessibles à ses citoyens, car vendus à des intérêts privés.


Connaissant Patricio Guzmán par les deux premiers volets (indépendants) de sa trilogie sur le Chili, tout cela part d’un principe éminemment respectable : dénoncer une dictature, ses objectifs et les moyens mis en œuvre, au détriment de toutes les libertés. Ce faisant, le réalisateur tombe dans un travers du même ordre que celui qu’il dénonce, en n’abordant le problème que par une seule voie. Ses contradicteurs n’auront aucun mal à dénoncer le fait qu’il ne donne jamais la parole à ceux qui pensent autrement que lui (si nul ne veut témoigner d’une façon ou d’une autre, il pourrait au moins l’expliquer). Pourtant, Salas le dit à un moment : celles et ceux qui ont soutenu le régime de Pinochet considèrent probablement qu’ils ont choisi le meilleur pour le Chili, où d’ailleurs on vit mieux qu’en 1973. On imagine que ces personnes ont appliqué le principe, assez simpliste, affirmant qu’on ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs.


Bref, qu’est devenu le très inspiré Patricio Guzmán qui fascinait en mêlant intelligemment Histoire (récente, ancienne) et parcours (individuels, collectifs) dans Nostalgie de la lumière (2010) ? Le bouton de nacre (2015) était déjà plus anecdotique. Avec La cordillère des songes le cinéaste, respectable, poursuit sur sa lancée. Malheureusement vieillissant, Patricio Guzmán voit désormais les choses de façon un peu naïve (c’est triste à dire), ce qu’on réalise parfaitement à sa manière de conclure. Il idéalise sa vision de l’avenir en souhaitant un retour à une ambiance permettant de vivre paisiblement au Chili. Dans l'absolu, c'est tout le mal que l'on souhaite à son pays, mais il ne faudrait pas oublier qu'on n'efface pas le passé même s'il peut être déformé (volonté négationniste de certains, déformation des souvenirs humains (embellissement, idéalisation)). De plus, la vie c'est le mouvement. Tout bouge, évolue. On ne reviendra jamais à la situation d'avant la dictature. Déjà parce que le passif est trop important. Mais aussi parce que la vie et le monde ont changé, ne serait-ce que par l’évolution technologique et l'accroissement de la population (voir la foule qui se bouscule sur les quais du métro). Patricio Guzmán n'aborde que de loin un point fondamental : à force de martellement par le discours, certaines notions imprègnent quoi qu'il en soit les cerveaux. Celles et ceux qui ont foncé dans la voie économique initiée par la dictature Pinochet ont engagé beaucoup d’intérêts, suffisamment pour maintenir durablement le pays dans la voie du néolibéralisme après l’abandon de la dictature.


(Critique pas spécialement salace).

Electron
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le 11 sept. 2019

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