C'est dans une atmosphère de recueillement quasi-religieux que votre serviteur a entamé la Crème de la crème, entouré d'une anthologie DVD de Kourtrajmé, de l'édition collector de Sheitan et d'un CD de DJ Mehdi. Pour tout fan de la culture bis des années 90-2000, Kim Chapiron est un incontournable. C'est celui qui a modernisé le PAF en lui foutant un gros coup de pied dans les couilles (appelé Kourtrajmé) avec un cinéma court de banlieue à la fois drôle, beau, social et furax. C'est celui qui, accompagné de ses comparses Romain Gavras, Ladj Ly, Nico Le Phat Tan, Tekilatex, Olivier Barthélémy, François Levantal, Mouloud Achour, le Roi Heenok, Vincent Cassel, Mathieu Kassovitz, on en passe, a rajeuni la programmation télé et ciné en réussissant, enfin, à remuer une production hexagonale confite dans sa vieillesse et un certain conformisme. La série des Frères Wanted est intouchable, Easy Pizza Riderz mythique, Sheitan cultissime... cela, c'était donc à la fin des années 90, au début des années 2000, à l'époque où on pouvait allumer Canal + et tomber sur des trucs bien fun, celle où on pouvait aller en salles découvrir des films français sauvagement burnés dont une grande partie avait à voir, de près ou de loin, avec la clique Kourtrajmé.

Sauf que. Depuis un moment, Kourtrajmé n'existe plus, officiellement démantelé. Officieusement, on en récupère des morceaux, ici et là, qui permettent de croire à la survivance de la bande : Romain Gavras a tourné un film avec Cassel et Barthélémy (Notre Jour Viendra), Kim Chapiron blinde tous ses films de clins d’œil en plus de rester fidèle à son thème de prédilection (la jeunesse). La Crème de la crème, c'est d'ailleurs un festival de clins d’œil. Toutes les trois secondes ou presque défile une image, un son, un acteur censé rappeler un épisode de l'aventure Kourtrajmé. Voyez le menu : Romain Gavras et Olivier Barthélémy apparaissent dans un Chatroulette, le documentaire que regardaient jadis les Frères Wanted est diffusé sur une télé, on voit des CD de DJ Mehdi et même un extrait du clip Signatune réalisé par Gavras, il y a Mouloud qui (re)fait le DJ dans une soirée... Tout irait donc pour le mieux si le film était effectivement fidèle à ses blagounettes, ou qu'il avait au moins la décence d'être bon (Dog Pound n'avait lui-même pas grand-chose à voir avec Sheitan, mais restait un honnête divertissement, par ailleurs raccord avec l'aspect social défendu par Kourtrajmé).

Mais, patatras, La Crème de la crème est un étron. OK, on a compris, et accepté (à grand peine) que Kourtrajmé était mort, que l'énergie démente et fun de Sheitan n'était qu'une folie sans lendemain, que chacun voulait désormais tracer son propre sillon, se détacher du mythe aujourd'hui devenu page d'histoire. On apprécie la tendance de Chapiron à vouloir se rappeler au bon souvenir de ses fans. Mais, d'une part, son dernier film est un gros doigt d'honneur tendu vers les valeurs que prônaient le collectif qu'il a pourtant fondé ; d'autre part, est tellement pourri, cède tellement aux pires facilités, au plus pathétiques raccourcis narratifs et moraux, qu'on se demande en vérité si son film n'a pas été sous-traité par François Ozon. Le sujet de départ a beau être attirant, il est vraiment très mal traité. Chapiron, d'ordinaire porté sur la chose sociale, qui a dirigé pendant dix ans un collectif fort d'une mentalité à l'exact opposé de celle, ploutocrate, friquée et cynique des grandes écoles que son nouveau film prend pour thème, a visiblement voulu parler de la jeunesse dorée, de son ignorance, mais aussi de ses souffrances. Façon : un pour tous, tous pour un, nous sommes des abrutis ignares, riches, arrivistes, vulgaires, lubriques et branleurs mais au fond nous sommes capables d'amour et c'est ce qui nous sauvera tous. Pourquoi pas ? Oui, mais non.

La Crème de la crème s'étale sur une petite heure vingt cinq en serrant les fesses, ce qui est déjà une formidable erreur de calcul quand on veut parler d'un sujet aussi vaste. Avec son pas si éloigné Loup de Wall Street, Sorcese atteignait le double sans avoir tout raconté. Le pitch de Chapiron sonde le même type d'âmes, en plus jeunes, parfois plus détestables. Le casting est assez bien choisi, composé de têtes de con qu'on a immédiatement envie de gifler, comme s'il était écrit sur leur front "J'ai beaucoup d'argent, aucune morale et une cervelle de moineau". Une partie du discours est assez maîtrisée, assez critique envers les grandes écoles, dont le film livre un portrait relativement réaliste : faire partie d'un établissement privé et select, c'est avant tout se masturber, se glorifier et baiser entre soi, oublier l'existence même d'un extérieur qui devient méprisable et vil (plébéien). Une grande école, c'est un service payant de formation de petits dieux ; sauf qu'en vérité, la seule chose qu'on leur y apprend est l'importance du réseautage, et l'inanité du savoir. Les personnages le savent, utilisent cette réalité pour se livrer à des expériences de proxénétisme étudiant destinées à prouver une thèse économique personnelle. En fait, c'est plutôt intelligent de ce point de vue, avec un scénario baignant, de façon justifiée, dans le même cynisme que l'objet qu'il voudrait dénoncer.

De Chapiron, on pourrait s'attendre à du frontal, de la provoc, plus particulièrement envers ce milieu contre lequel Kourtrajmé était jadis naturellement opposé (l'école du pognon contre l'école de la rue). C'est là qu'est tout le drame : La Crème de la crème est un film pour papys. On voyait déjà un peu venir le coup avec Dog Pound, qui faisait le malin et jouait le Grand Esthète derrière un discours parfois maladroitement provocateur, pour ne pas dire ouvertement consensuel. La jeunesse sacrifiée, tout ça... rebelote. Chapiron n'a jamais été aussi sûr de ses effets, qui n'ont paradoxalement jamais été aussi frelatés. Rien n'est choquant, rien n'est inconfortable, rien n'est même drôle. On parle quand même d'une putain d'association de proxénètes dans une grande école ! Mais non, tout est normal, il ne se passe rien, l'entreprise suit tranquillement son cours et tout le monde est content, on a l'impression de regarder un film d'Emmanuel Bourdieu (en beaucoup moins fin). Il n'y a quasiment aucune scène de cul, aucun malaise, aucun suspense, aucun trouble. Peut-être que le propos de Chapiron est de montrer que les gens sont si déshumanisés qu'ils peuvent se baiser les uns les autres sans jamais en être blessés ni même se poser la question. Ou peut-être que c'est juste que Chapiron n'a, lui, plus de couilles, et qu'il a décidé de parler de la même chose qu'avant en se tournant vers un autre public.

On parlait de la durée ridicule du film, il faut insister dessus. On n'a jamais le temps de s'attacher aux personnages, dont on ne fait qu'effleurer les caractères, tandis que les dialogues, la mise en scène, le montage ne réservent absolument aucune surprise, visant une sorte de génie propret sans jamais prendre le moindre risque. Resserré sur une durée aussi courte, le film fait fréquemment (et involontairement) rigoler par la grossièreté des situations : des nanas sont convaincues de se prostituer en deux minutes, notamment (l'un des running gags du film). Et même en dehors de tout problème de durée, on sombre dans des invraisemblances affolantes comme cette drôle d'idée voulant que la jeune fille jouée par Alice Isaaz soit un laideron alors qu'elle est belle comme le jour. Croire qu'un reliquat de Kourtrajmé ait bossé là-dessus est difficile, tant cela est scolaire, appliqué, et en même temps dénué de la plus petite once d'âme, de cette énergie et de cette sincérité qui faisait jadis son sel. Pire que tout, en n'assumant même pas sa critique qui se clôt par un happy end vaseux et pitoyable, Chapiron se paie le râteau qu'il semble vouloir balancer au départ au visage de ces petits imbéciles : son film, avec sa logorrhée de références à ses succès passés, ressemble à un exercice auto-masturbatoire qui pourrait aussi bien être, en vérité, une apologie du réseautage et de l'arrivisme. Suprême hérissement de poils quand vient le moment du générique de fin. Outre les toutes dernières minutes d'une bêtise et d'une facilité consternantes, Chapiron a osé reprendre la chanson Mon adolescence de Sébastien Tellier. La même que Romain Gavras avait utilisé pour sa publicité Adidas il y a quelques années, avec ses jeunes de banlieue américains aux visages abîmés et conquérants. Là, ce n'est plus de la référence : c'est de la duplication crasse, par ailleurs tristement inférieure à l'original.
boulingrin87
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le 2 août 2014

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Seb C.

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