La nouvelle sortie du film, près d'un demi siècle après, bénéficie vraiment d'une version restaurée, remastérisée - qui le magnifie sur immense écran. Un demi siècle plus tard, on comprend d'autant mieux la sidération (et le scandale) qui avaient pu saisir les spectateurs que l'incroyable nouveauté du film, sa démesure dans la nouveauté, dans le traitement du récit comme dans son approche formelle, l'extraordinaire photo en noir et blanc et gris d'Otello Martelli, cette nouveauté demeure aussi extraordinaire aujourd'hui.

Dans mon souvenir, la Dolce vita se présentait comme le moment où l'oeuvre de Fellini basculait - du "réalisme" initial (déjà excellent et parfois fort peu réaliste) à un cinéma onirique, oscillant constamment de la réalité au rêve, sans solution de continuité. Ce n'est pas tout à fait vrai. La Dolce vita reste réaliste, immédiatement lisible, chronologique et assez peu onirique (à quelques détails près comme le monstre marin des dernières images). En réalité, c'est le traitement du récit qui est révolutionnaire. Il y a, à peine, un scénario. Le héros, un journaliste d'actualités (Marcello Mastroianni), acteur et surtout témoin des événements, passe de scoops relevant plus ou moins de l'imposture en faits divers sordides, de fêtes nocturnes trépidantes et fatiguées en fêtes nocturnes et en petits matins mornes. Il y a certes une ligne chronologique mais pas de durée, une manière d'éternel retour au même, à l'enfer et au vide du monde moderne. A la fin du film, Mastroianni est toujours journaliste de presse - et il rejoint la cohorte sinistre des embrumés du petit matin.

DECA - DANSE ...

De fêtes nocturnes en fêtes nocturnes donc, avec la sensation d'un retour au même interminable, même si le ton semble monter, comme la musique de Nino Rota de plus en plus présente à la fin du film, même si les dernières fêtes semblent encore monter de quelques degrés dans le vide et dans le scandale, celle du château et son sommet d'incommunicabilité, celle de la grande demeure qui tourne à la partouze très fatiguée, avec spectacle pathétique de travestis, strip-tease long et pathétique, et relances de Marcello, désormais meneur, chevauchant une invitée, la couvrant de plumes, dans une quasi séance de SM, avant de disperser sa réserve de plumes sur l'assemblée quittant, très mollement, les lieux.

La mise en relation, récurrente, entre cet univers oisif et décadent et la référence religieuse est toujours posée sur un mode au mieux satirique, parfois tragique,

la séance d'ouverture, ce prologue culte et magistral du ballet des hélicoptères et de leurs ombres sur les immeubles, transportant une gigantesque statue du Christ vers Saint-Pierre de Rome, tourne d'abord auitour de jeunes femmes en bikinis, bronzant sur leur terrasse, pour un numéro de drague euphorique noyé dans le vacarme de l'hélicoptère - "e Jesu, e Jesu ...",

la fête du château, au petit matin, avec sa file de fêtard fatigués, déguisés, assez égarés, débouche sur église et messe où certains vont rejoindre, tant bien que mal, la cohorte approximative des fidèles,

la scène (très longue) du pseudo miracle, l'apparition de la Vierge à deux enfants, avec famille intéressée et abrutie, journalistes rapaces, installation surréaliste de grues et de caméras, foule immense, fanatisée et hystérique, et grands malades allongés sur des grabats à même le sol débouche sur un pandémonium, un orage apocalyptique qui annonce peut-être celui de Fellini-Roma, avec trombes d'eau, explosion des projecteurs, enlisement des voitures dans la bouillasse et abandon des grabataires,

et que dire de Steiner / Alain Cuny, l'homme à l'écart du microcosme people (mais dont les fêtes pseudo intellectuelles sont sans doute plus statiques, mais aussi vaines et aussi sinistres), l'homme à l'altitude religieuse extrême, qui joue de l'orgue au sommet des églises (conforme à l'image de marque de Cuny acteur - celle d'un curé jouant à l'acteur) et qui finit par se suicider, recroquevillé dans une position grotesque, après avoir assassiné ses deux enfants, projections idéalisées du futur. No more future ?

Dans la continuité, la poursuite de la femme de Steiner par la meute des photographes est assurément très sordide et très actuelle. Avec la Dolce Vita, Fellini crée aussi le terme de paparazzi (Paparazzo, c'est le nom du photographe "de presse", en mal de scoops à tout prix, un peu pique-assiettes qui fraye régulièrement aux côtés de Marcello). Le terme fera fortune. La Dolce Vita, film prophétique ?

LA GRANDE BELLEZZA ?

Cinquante ans après, Sorrentino ne réécrit pas la Dolce Vita. Les événements, leur agencement sont même assez différents. Il reste toutefois deux éléments essentiels, les errances toujours de fêtes sinistres en matins embrumés, de Marcello et de Jep dans la ville de Rome, et la ville elle-même, magnifiée dans les deux films, à travers les vestiges magnifiques de son passé ou des architectures plus modernes, à travers également la périphérie pauvre mais magnifiée chez Fellini par les mille nuances de gris. Il reste également une accumulation de détails, de citations, mais toujours décalés : un appartement et une terrasse avec vue sur le Colisée (mais pas celui de Marcello); la montée de l'escalier de Saint Pierre de Rome (mais assurée non plus par l'actrice déguisée en séminariste mais par la religieuse centenaire);ici, en pleine ville, un cheval, là une girafe ; les fontaines; les enfants dont le "génie" est exploité (ou anéanti); la profession de Jep / Marcello, journaliste peut-être, mais aussi écrivain fantasmé.

En fait la Grande Bellezza, plus qu'une reprise, semble plutôt une suite, en temps à peine dilaté, de la Dolce Vita. Le héros a vieilli. Il a écrit un livre (mais un seul). Il n'est plus un témoin mais un acteur des nuits romaines de la bourgeoisie branchée, oisive et inutile. Un acteur important et désormais très critique. En quête de rédemption et de beauté. Marcello n'en est pas là.

... ET DANSE MACABRE

Dans la Dolce Vita, toutes les tentatives pour échapper à l'enfer de cette vie-là (dolce ?) tournent au fiasco,

la scène cathartique, définitivement culte et magnifique du bain de l'actrice ivre (Anita Ekberg) dans la Fontaine de Trevi, où Marcello finit par la rejoindre ne débouche finalement que sur une scène de ménage superbement surjouée par les mêmes et par le mari (Lex Barker),

la déclaration d'amour à distance, lyrique et émouvante, entre Marcello et une de ses compagnes (Anouk Aimée), dans les entrailles du château, s'achève sur l'arrivée, auprès de la femme, d'un autre invité qui évidemment va "emporter le morceau",

la rencontre avec le père de Marcello, engagée sous les meilleurs augures dans un cabaret un peu miteux, avec le contrepoint excellent apporté par la danseuse (Magali Noël), se termine dans la plus totale incommunicabilité,

l'espoir porté par le personnage de Steiner s'achève dans un bain de sang,

la double rencontre sur la plage, avec la jeune fille ombrienne ("le profil d'un ange", Marcello dixit) avorte une première fois, noyée sous une musique criarde - et surtout au terme de l'ultime partouze, au matin sur la plage où des pêcheurs ramènent dans leur filet un étrange monstre marin; Marcello se tourne vers la jeune fille, essaie de lui parler, elle aussi, les propos se perdent dans le bruit ambiant et dans la musique - et Marcello repart vers le monstre et vers les fêtards fatigués.

Il n'en sortira pas.

Une scène (dans tous les sens du terme), avec sa compagne officielle (Yvonne Furneaux), située hors jet set mais tout aussi hystérique et impuissante que les autres créatures, traduit bien cette impasse totale : hurlements , abandon en pleine nuit de la femme en bord de route, rupture définitive dans un paysage péri-urbain désolé et magnifique, et retour de la voiture au petit matin après un très beau mouvement de caméra, pour récupérer la femme et reprendre l'histoire sans fin.

Dans ce rôle, Mastroianni est remarquable. Son personnage(son rôle plus exactement) évolue tout au long du film. Il ne se limite pas à celui du séducteur ironique, du cynique humain ou fatigué auquel sa propre tendance et les attentes des réalisateurs le confinent souvent (et qui parfois peut lasser). Pris dans la nasse, il tente de s'en échapper par la colère extrême, et même lors de la dernière fête par une violence sarcastique et fort peu humaine. Mais il finira par retomber dans la lassitude et le retour à la décadence programmée, subie et sans issue. A cette heure, Marcello n'est encore qu'un témoin, un personnage; il n'est pas encore l'alter ego de fellini - mais il n'en est pas loin - ce sera pour Huit et demi.

La seule beauté du film au contenu assez désespéré, mais beauté immense, réside dans l'approche artistique du récit - dans le film lui-même. Cela dure trois heures, presque en boucle, et on ne se lasse pas de le voir, de le revoir et de le revoir encore.
pphf

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