La Douleur par Cinémascarade Baroque

« La Douleur » a un titre qui veut tout dire et finalement pas grand-chose. Le film joue d’ailleurs finement sur cette définition. C’est une sensation indescriptible, lourde, insaisissable qui accompagnera le récit du début à la fin. On est plongé dans la tête de Duras, dans ses pensées les plus profondes (une voix off toujours accrocheuse), illustrées par ses espoirs et ses délires. Avec une mise en sobre mais très travaillée au niveau des cadrages, les séquences donnent toujours la sensation d’être en huis-clos, même dans les scènes extérieures. Marguerite, au bord de la folie voire de la mort, se montre comme prisonnière de son environnement. Les silhouettes, floues, apparaissent comme des fantômes évoluant dans un autre monde. Un parti-pris fort qui s’adapte en fonction de l’évolution du récit. L’histoire est simple mais complexifiée par toutes sortes d’évènements venant éreinter un peu plus l’équilibre mental de Duras.


L’écrivaine n’a rien de l’héroïne martyre vierge de toute faute. Si l’émotion accompagne son parcours, celui-ci n’en est pas moins semé d’ambiguïté. A commencer donc par sa relation avec Pierre Rabier, joué avec justesse par Benoît Magimel (capable du pire comme du meilleur). Finkiel non seulement évite la figure stéréotypé du collaborateur vulgaire et sans intérêt mais en plus il renforce le malaise par l’attitude condescendante de Duras envers Rabier. Certes, celui-ci ne cache pas ses idéaux mais semble aspirer à une vraie culture (notamment littéraire), une vraie pensée des choses sans agressivité. Finalement qui manipule qui ? Qui tend un piège à l’autre ? Cette valse cynique amène un attachement unique qui culminera dans une séquence de restaurant rondement menée. Comme un constat amer où la guerre n’est finalement qu’une affaire d’opinion et de morale. Une façon bien originale et grinçante de définir l’atmosphère française.


« La douleur » pourrait perdre de son intérêt avec la libération du pays mais il n’en est rien. Le film souligne encore plus les aspects les plus mortifères de son histoire. Ce n’est pas qu’une France fêtarde et exaltée qui nous est présentée, c’est également un pays qui doit panser ses blessures, ses morts, ses outrages et se relever doucement dans les décombres. L’hiver qui suit montre un pays toujours dominé par la peur, le doute et la mort. La photographie blafarde, contrastée par des couleurs sombres, donne le ton à ce constat d’autant plus que Duras reste enfermée chez elle. Les tabous que l’on pensaient derrière nous reviennent à la surface avec les prisonniers des camps. Duras, tout en continuant d’espérer, observe et lutte avec ces hommes et ces femmes cherchant le mari ou l’enfant déporté. Des passages crus, réalistes et pertinents qui contrastent avec l’idée de la France gaulliste triomphante. « La Douleur » me rappelle personnellement un film allemand, « Phoenix » (2014) de Christian Petzold, que je vous conseille.


Si le film peut paraître parfois un peu long et redondant, sa description déchirante de l’amour fidèle bouleverse tant dans le cheminement psychologique de Duras que dans ses agissement désespérés. Son entourage ne l’empêche pas de s’enfoncer dans la solitude (même Dyonis, finement joué par Biolay, est impuissant). Évitant la mièvrerie, Finkiel ose même les idées visuelles, dévoilant par exemple une autre Duras qui agirait d’une autre façon. Loin d’enfoncer la narration dans un délire abscons, ce parti-pris est même une délivrance pour Duras. La dernière demi-heure et même le plan final finissent de sceller une vérité douloureuse : l’amour ne suffit pas parfois. De plus, il est humain de vouloir en finir avec cette douleur, quitte à laisser l’autre partir. Tout cela est manié avec un sens de l’écriture feutré, sensible et personnel. Une force invisible se dégage des images et des mots.


« La douleur » est un film intense, poignant et qui bouscule les préjugés moraux. Un sentimentalisme qui n’oublie jamais la toile de fond d’une France meurtrie. La résistance n’était pas que sur le terrain, elle se nichait souvent chez les personnes dont la vie au quotidien était tiraillée par la peur de ne plus voir les proches revenir. « La douleur » est un titre au premier abord facile mais qui finalement résume parfaitement l’expérience de cette histoire. Âpre mais jamais plombant, rude mais jamais stérile, l’histoire de cette femme trouve une résonance universelle grâce aux talents déployés pour le film. L’un des meilleurs films français, bravant les interdits pour mieux étreindre des émotions que l’on aurait pas soupçonnées. Emmanuel Finkiel confirme qu’il est un réalisateur à suivre de très près.

AdrienDoussot
8
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le 19 oct. 2020

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