Bien qu’à l’opposé de son précédent film, La Mise à mort du Cerf sacré, le nouvel opus du grec Yorgos Lanthimos , La Favorite, en est la suite logique. Autant l’univers du film primé à Cannes était d’une froideur rare, autant, les boiseries anglaises du décor de La Favorite, lui aussi primé à Venise, sont vibrantes sous la caméra de Robbie Ryan (American Honey). Et pourtant, tout fait écho, à commencer justement par la cinématographie de ce métrage filmé en 35 mm et uniquement à la lumière naturelle, toute en impressionnants décadrages, fish-eyes appuyés (du 10, voire du 6mm ont été utilisés la plupart du temps) qui déforment la relation entre les personnages et l’espace, slow-motion étirant sur la durée la bêtise des politiciens et courtisans (dans la scène de la course de canards, par exemple), et même le plus simple des plans (la rencontre d’Abigail et de son futur mari Masham dans la forêt) sort de la banalité.
Muni d’un arsenal très efficace (cette incroyable photo, donc, qui enferme littéralement les personnages dans le château, un décor riche et authentique en contraste avec des costumes noirs et blancs des personnages féminins, et un casting aux petits oignons avec trois actrices fabuleuses), La Favorite embrasse également les thèmes familiers du cinéaste. Alors que, pour la première fois, Yorgos Lanthimos n’est pas crédité au scénario, on retrouve ses obsessions de la mauvaiseté de la nature humaine, de son insaisissabilité aussi. Situé au début du 18e s. dans les derniers temps du règne d’Anne de Grande-Bretagne (elle mourra peu de temps après la période choisie par Lanthimos), ce film en costumes détourne les codes comme Love and Friendship de Walt Whitman a déjà pu le faire avec panache, ou encore The Young Lady de William Oldroyd dans une moindre mesure. La Reine Anne (époustouflante Olivia Colman) est une Reine incertaine parce qu’engluée dans une souffrance indicible dont l’abrupte révélation de la source nous atteint en plein visage comme un uppercut au beau milieu du film. Deux jeunes femmes essaient d’en profiter : Lady Sarah, duchesse de Marlborough (Rachel Weisz, magnifiquement belle et droite dans ses bottes), qui œuvre pour la gloire de son général de mari, et Abigail Hill (Emma Stone, très professionnelle comme à son habitude), une lady déchue mise en jeu par un père inconséquent, et qui veut se refaire un chemin vers le sommet.
La rivalité entre ces deux femmes est au centre du film, et elle est féroce. Les dialogues sont ciselés et drôles, mais écrits avec au vitriol ; il ne s’agit pas de fleurets mouchetés, mais de vraies vacheries fielleuses tout autant que mielleuses, entrecoupées de sanglants tirs au pigeon auxquels l’une et l’autre se défient pour affirmer leur puissance. Le sexe est au centre de tout , de la puissance des uns et de la faiblesse des autres. La mise en scène de Lanthimos ne laisse aucun répit au spectateur, et le cinéaste s’amuse à parsemer son film de scènes plus ou moins dérangeantes, des bizarreries, des anachronismes qui cassent définitivement l’image que ses très hollywoodiennes actrices auraient pu rendre trop lisse. L’enjeu, le jeu, c’est d’être LA favorite. Il ne peut y en avoir deux, et tous les coups sont permis dans un déferlement jubilatoire. L’hypocrisie est reine (ou pas : « vous ressemblez à un blaireau » dira Lady Sarah à la Reine à propos de son maquillage). Les lapins (« Mes bébés » dira la Reine ) vivant par tombereaux dans la chambre royale seront le baromètre des vraies et des fausses affections qu’elles manifesteront envers cette femme fantasque. La Reine Anne, malgré un physique très amoindri par des pathologies toutes plus douloureuses les unes que les autres, est, contre toute apparence, la maîtresse des marionnettes qui agite les ficelles de tout ce beau monde. Olivia Colman excelle à rendre crédible ce personnage outrancier, braillard, capricieux, versatile, mais aussi profondément mélancolique et malheureux. Aucun de ses actes ne tombent dans le ridicule, tant l’actrice a compris l’essence de cette reine égarée et tellement émouvante sous sa couche de gesticulations.
Les thématiques de La Favorite sont multiples : la vanité des hommes est moquée (les perruques et le maquillage improbables, les jeux puérils), pendant que les femmes au contraire sont obligées de fomenter encore et toujours pour tenter d’exister un peu. Jusqu’à en perdre la dignité, contrairement à ce que le personnage d’Emma se promet en début de métrage. Yorgos Lanthimos se gausse tout en semblant se désoler de la noirceur de l’être humain, dans un discours plus audible sans pour autant être plus mièvre que celui de ses films précédents, puisque le voilà nommé 10 fois aux prochains Oscars. Tout est aussi étrange qu’auparavant, mais la veine comique qu’il a insufflée dans ce film-ci ouvre certainement son discours à un public plus large, et espérons que sa visibilité nouvelle, voire ses possibles consécrations à Hollywood ne le dévieront pas de son chemin singulier et digne d’intérêt, idiosyncratique comme aiment à dire les anglo-saxons.