Lánthimos est le cinéaste des animaux : non pas qu’il filme des reportages animaliers ou qu’il soit particulièrement l’ami des bêtes mais parce qu’il est, comme La Fontaine, un moraliste et un fabuliste et à ce titre les animaux servent à merveille son propos, vaste métaphore des mœurs humaines. On pourrait d’ailleurs le rapprocher aussi d’Orwell ici parce comme dans La Ferme des animaux il y a du burlesque, du grotesque, de l’absurde dans cette histoire, sauf que ça se passe dans les dorures d’un somptueux palais anglais au XVIIIème siècle.


Après The Lobster et La mise à mort du cerf sacré le cinéaste grec continue donc son recueil de fables animalières. Tout commence par une course d’oie dans des salons élégants où les bêtes, pataudes et débiles, courent maladroitement sous les regards des aristocrates, poudrés et ridicules, qui rient aux éclats. Le ton est donné. La scène, loufoque, délirante, drôle, dessine un parallèle entre les ridicules canards et les pathétiques et vaniteux aristocrates aux perruques semblables au plumage d'oiseaux grotesques.


La reine, Anne (Olivia Colman), une souveraine instable, malade, fragile, un peu bête, est à la tête d'une Angleterre déchirée par un conflit avec son ennemi héréditaire, la France. C'est sa favorite, la froide et calculatrice Sarah (Rachel Weisz) qui gère en sous main le royaume jusqu'au jour où sa jeune cousine Abigail (Emma Stone), une noble déshéritée, vient tenter sa chance à la cour pour redorer le blason de sa famille et ravir le cœur de la reine.


Ce trio féminin, cruel et pathétique, porté par un casting superbe, détonne. Olivia Colman est touchante dans sa folie et sa maladie, Rachel Weisz, étourdissante par sa beauté froide et sa virilité étonnante, et Emma Stone bluffante par sa cruauté cachée sous un visage poupin et innocent. Les hommes sont tournés en ridicule dans ce film, stupides faire-valoir émasculés. Tout juste sont ils bon à faire la guerre. Pour le reste, même leurs pulsions sexuelles sont refrénées par des femmes maîtresses de toutes les situations. Le trio infernale distribue les gifles, monte à cheval, tire au fusil, conspire et tue. Le sexe masculin passe au second plan pour servir les desseins des trois femmes qui s'affrontent dans un jeu de sentiments et de rivalité dangereux. Même les blagues grivoises sont le domaine des femmes. Il y a quelque chose des Liaisons Dangereuses, une histoire d'ascension sociale, de libertinage, de vanité et de mort. L'esprit du siècle en somme que le réalisateur semble avoir parfaitement saisi.


Emma Stone - quelle actrice ! - va se racheter et peu à peu gravir les échelons jusqu’à supplanter l'ancienne favorite. Les deux amies et cousines qui se disputent la primauté de la reine vont entrer en rivalité, rivalité montrée par des métaphores équivoques : au tir, c’est Emma qui finit par tirer le mieux. Un jour elle supplante sa rivale définitivement, abattant un pigeon dont le sang gicle au visage de la belle Rachel, battue. Un soir, elle partage le lit de la reine, au grand dam de sa rivale. Le film n'est pas avare en répliques assassines, en humour caustique, acide, en complots, en intrigues de palais. La caméra d'ailleurs est souvent intrusive, impudique, comme si nous étions, spectateurs, les témoins de la scène, que nous regardions les conspirations par un œilleton dans un mur, à tel point que l'objectif de la caméra dessine un cadre arrondi, comme une caméra de surveillance ou colle dans le dos des personnages qui s'avancent sur les parquets lustrés du palais. Nous passons souvent des grands salons à des petites alcôves et couloirs secrets où se déplacent les protagonistes comme dans un ballet incessant.


Lánthimos campe son film dans une reconstitution parfaite : costumes, meubles, bougies et contexte historique sont parfaitement retranscrits à l’écran. Certaines scènes à la bougie sont sublimes : une scène notamment où Abigail lit un livre à lueur d'une bougie dans la chambre de la reine, interrompue par les ébats de cette dernière avec sa favorite. On comparera aisément La Favorite à Barry Lindon. La fresque est grandiose il est vrai. Mais là où Kubrick était fervent devant le siècle des vanités, peignant des tableaux somptueux pour servir la dramaturgie de son récit, Lanthimos est cynique, caustique, loufoque. Il donne du ridicule à sa mise en scène, filmant des visages grotesques, des situations absurdes : une course de homard dans la chambre royale, des danses pitoyables, une nuit de noce froide et calculée, une reine rongée par la goutte et la boulimie, qui vomit dans des vases en or. Il est beaucoup moins pudique que Kubrick. Son royaume d'Angleterre ressemble davantage à celui d'Ubu.


Le réalisateur n'oublie pas d'être, comme tous les fabulistes, un moraliste cruel. Son film est une tragédie, en huit actes, chacun portant un titre et délivrant une petite morale. Le huis-clos est presque total, on ne quitte que rarement le palais, qui vous emprisonne, comme le pouvoir vous aspire, vous ronge, vous tue. Seules quelques échappées à cheval servent de respiration. Le peuple est invisible, le reste du royaume aussi. Si ce n'est le contexte de la guerre, prétexte à une conspiration politique, il n'y a rien d'historique à proprement parler. Ce qui intéresse le réalisateur, c'est la symbolique de sa fable, son universalité. Le palais n'est que le somptueux écrin qui fait mieux surgir toute la laideur de ce qu'il filme. Rachel Weisz finit défigurée, le visage scarifiée, punie pour ses ambitions par la jeune Abigail qui l'a empoisonné ; la reine tombe de plus en plus malade, le visage à demi paralysé par la maladie, le corps douloureux, punie par ses excès de chère et de chair (dans tous les sens du terme). Abigail, elle, semble triompher : elle possède un époux fort riche, une rente confortable, une position absolue, mais dans la scène finale, d'une délicieuse ironie, elle se retrouve face à une reine dédaigneuse, odieuse, qui ne semble plus tant l'aimer que cela, car c'est de cela qu'il s'agit, d'amour, de sentiments. Derrière la froideur de la conquête du pouvoir, il y a les relations intimes entre les personnages, l'amour, la haine, la jalousie, l'orgueil. Les personnages ne sont pas heureux. On s'entiche de la reine qui ne semble avoir d'amour pour personne si ce n'est pour elle-même. Lorsque Abigail, au fait de son pouvoir, doit masser les pieds rongés par la goutte de la reine, elle se rend compte qu'elle demeure une simple servante, de luxe certes, mais une simple servante, à accomplir la tâche la plus ingrate pour une ingrate personne. Son visage et celui de la reine se mêlent à l'écran, avec ceux des lapins, que la reine, par souvenir pour ses 17 enfants morts-nés, élève en cage dans sa chambre, prouvant que les protagonistes sont eux aussi pris au piège, qu'ils sont prisonniers, qu'importe leur position, qu'importe leur pouvoir.


La Favorite parfois s'enlise un peu : la dernière partie du film perd en intensité, parce qu'il n'y a plus de rivalité. Parfois aussi, il explicite des sous-entendus qui étaient finement amenés, comme par peur qu'ils échappent au spectateur. Cela amoindrie les effets et c'est bien dommage.


Le film est une vaste farce tragi-comique, aux accents baroques et rococo, dont l'exubérance et la folie apparente ne sont là que pour souligner la vanité des protagonistes. Le XVIIIème siècle est le siècle de la vanité, où les libertinages et les excès vont conduire à la fin de tout un monde. C'est cela que filme Lanthimos, non sans amusement et non sans cruauté. Il campe son carnaval des animaux, sa basse-cour de courtisans, d'affairistes, d'ambitieux, aussi grotesques que les oies, les dindons, les pigeons, les blaireaux, les lapins, les homards ; tout un ballet d'animaux plus ridicules les uns que les autres. Les visages poudrés, les perruques extravagantes, les atours luxueux ; tout cela n'est qu'un leurre, un costume, pour tenter de masquer la laideur du pouvoir, de l'ambition, et surtout celle de l'âme humaine.

Tom_Ab
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le 9 févr. 2019

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Tom_Ab

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