[Série "Dans le top 10 de mes éclaireurs" : Amory, Confucius, Volte & Morrinson]


Le prologue trompeur de La femme des sables nous met en prise avec un homme en pleine possession de ses moyens : en congé de son travail et d’une société dont il fustige la paperasse inutile, il se perd avec délice dans un océan de sable, magnifié par des plans d’ensemble alternés avec des très gros plans sur l’objet de sa passion, les insectes qui se logent entre les grains dorés.


Là tout n’est qu’ordre et beauté, espace et sérénité.


La plongée qui donne à voir notre chasseur inoffensif sur une barque ensablée devrait nous mettre la puce à l’oreille… Mais la perfection du plan nous en empêche.


L’intrigue sera celle d’un enlisement ; à la faveur d’un hébergement dans une crevasse dont on aura discrètement retiré l’échelle de corde au petit matin, le professeur va devoir assister la femme qui vit là, dans un une maison envahie par les sables. La tâche est aussi absurde qu’inefficace : il s’agit, chaque nuit, de remonter le sable par une poulie vers les villageois du haut, qui, on l’apprendra plus tard, revendent ce sable illégal et fragile car salé sur le marché noir du bâtiment.
Dans ce trou convergent les maitres de l’absurde : Sisyphe pour l’activité, Beckett pour le couple de détenus. On pourrait longuement gloser sur la complexité des rapports qui se nouent, la place de la sensualité, et l’évidence avec laquelle l’incompréhension mutuelle cimente autant qu’elle aliène les individus. L’intelligence de Teshigahara est de ne pas se perdre dans les discours et de laisser à l’image le soin de signifier.


Le dispositif géographique est à lui seul un tout de force de mise en scène : parois sableuses, maison en bois pourri, le huis clos se décline en plusieurs écorces jusqu’à la couche ultime, celle de la peau. Scrutée, observée comme une mappemonde constellée d’ilots que sont les grains d’un sable qui envahit jusqu’aux replis les plus intimes, la peau est un des grands sujets du film : muette, mais éloquente de souffrance ou de sensualité. (A ce titre, il est impressionnant de faire le parallèle entre ce film et le splendide Oninaba de Shindo (1), sorti la même année : si la maison isolée est cette fois dans les herbes hautes, c’est à la même sensualité épidermique noyée dans la violence qu’elle conduit).


Au dehors, lors de nombreux et splendides inserts, le sable valse avec le vent.
S’écoule.
S’éboule.
S’écroule.
En dépit de sa détention, le protagoniste n’abandonne pas sa fonction première, celle du naturaliste : il continue à traquer les insectes, et comprend comment faire surgir la vie dans ce mausolée : par la grossesse de sa compagne, par l’extraction de l’eau. Mais de la même façon que le sable qu’on extrait ne servira à bâtir que des cloisons friables, toute vie est ici précaire et l’on ne peut se résoudre à ébaucher un sens établi sur des dunes mouvantes.


Le réalisateur appuie à mon sens un peu trop le trait sur la perversité des villageois et le professeur devenu lui-même un insecte observé lors de la scène où on le force à s’accoupler avec sa compagne (même si cela occasionne de beaux plans qui eux aussi rappellent fortement Onibaba). Mais l’ouverture intelligente du dénouement, suspension d’un individu à la fois prisonnier et détenteur d’un secret, totalement libre de rester dans sa cellule et fiché dans la paperasse qu’il quittait au départ par le plan final, redonne au film cette angoissante légèreté.
Celle du sable dans le vent, qui s’irise au sol, crisse à l’oreille et raye la rétine.
(8,5/10)


Merci spécial à Gwimdor.


(1) : Onibaba : http://www.senscritique.com/film/Onibaba_les_tueuses/critique/32908805

Sergent_Pepper
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