Notre rapport avec le cinéma - et même l'art en général - est compliqué. Nous avons beau parfois l'aimer de tout notre être ou lui vouer une affection toute particulière, cela ne peut nous empêcher d'être particulièrement exigeant et même dur avec lui. Peut-être est-ce le lien de cause à effet : il peut être si beau et nous faire vivre ou revivre tant d'émotions en aussi peu de temps qu'on aimerait qu'il garde cette force tout le temps. Bien entendu c'est impossible, tant le cinéma prend de multiples visages. Reste que l'on a fini par acquérir une certaine forme de cynisme.


Un trait de caractère qui nous pousse, via nos attentes sans cesse réévaluées, à chercher la moindre chose nous empêchant de pleinement savourer notre moment. A considérer la moindre scène ou choix scénaristique comme non seulement mauvais mais pouvant aller jusqu'à ruiner le film, si ce n'est une saga. J'en faisais déjà allusion en parlant de Star Wars 8, qui à en croire certains était un crime si atroce contre la saga qu'il fallait en détruire toutes les copies... ou l'exclure de la continuité officielle. Qu'on aime ou pas le film (il y a de bons arguments dans les deux camps), de 1, il ne détruisait rien, de 2, à titre personnel, j'ai vraiment eu l'impression que certains cherchaient vraiment les problèmes et "voulaient" détester le film. Et comme le film tendait le bâton...


Où veux-je en venir avec tout ça alors que je n'ai même pas parlé une seule fois du film correspondant ? Je veux dire qu'au cinéma, on a trop souvent tendance à analyser dès que nous posons les fesses sur le fauteuil rouge, consciemment ou non. Or j'en suis aussi coupable, et je l'ai été devant The Shape of Water, du moins dans la première partie. Oui, on peut reprocher des choses au film : l'éternel plaidoyer pour les marginaux et minorités qui n'a plus rien d'original, des antagonistes caricaturaux, une musique qui aurait pu magnifier au lieu d'accompagner, un rythme pas fluide de bout en bout qui sacrifie quelque peu le début de romance entre nos deux personnages principaux... Il y a de quoi pinailler.


Mais vous savez quoi ? J'en ai rien à faire. Parce qu'au fur et à mesure de son récit, The Shape of Water faisait fermer la gueule à mon cerveau. Ce qui n'est pas un mince exploit je vous assure. A un moment, je ne réfléchissais plus. Je ressentais. Je ne cherchais plus, je vivais. A un moment, j'étais juste en admiration.


Devant la justesse de l'interprétation, notamment cette Sally Hawkins loin des standards de beauté hollywoodiens mais qui gagne en magnétisme et en émotion à chaque scène sans prononcer un mot. Devant cette créature imposante tout à fait magnifique qui nous fait revenir aux bases de notre humanité. Devant la pertinence du sous-texte rassemblant tous les "marginaux" de la société en une seule entité, le tout durant une époque charnière à ce sujet. Devant la qualité de la photographie, qui parvient à rendre beau un laboratoire crapsec et un appartement délabré tout en reproduisant avec soin l'époque dépeinte, sans compter les passages aquatiques qui paraissaient presque aériens. Devant la maîtrise de la mise en scène, qui rend le sous-texte convenu moins forcé et plus naturel, qui nous met le nez face à la nudité et le sexe sans jamais être voyeur ou lubrique et qui rend sa créature plus grandiose encore. Devant cette ambiance de conte mêlant réalité et fantaisie, profondément sincère et furieusement poétique.


Je pourrais en dire plus sur ce dernier opus de Guillermo Del Toro (et mon premier à titre personnel) : les touches d'humour bien placées, un Michael Shannon outrancier mais qui en devient flippant sur certaines séquences, les autres ajouts renforçant la portée du récit sans faire pièce rapportée (les films diffusés passant du muet au parlant avec Elisa s'imaginant dans une comédie musicale)... Mais est-ce vraiment nécessaire ?


Nos héros n'ont pas eu besoin de mots pour nous toucher. Plus que beaucoup d'autres, c'est un film "sensoriel", où une critique, une analyse n'arriverait pas à retranscrire son impact. Si vous avez vécu le film comme moi, contentez-vous de garder ce souvenir où, telle Elisa, l'eau prenait ses formes infinies pour vous envelopper dans une bulle. Une bulle où les défauts n'ont pas d'importance. Au mieux, cela rend cet impact encore plus spécial.


Un film parfait dans son imperfection.

Masta21
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le 22 févr. 2018

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Masta21

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