In the drift of love : ou la victoire des sans voix

Allergiques aux spoilers, passez votre chemin. Allez, ouste !!


C’est comme ça, c’est un fait : Guillermo Del Toro carbure à l’émotion brute, celle qui suinte par tous ses pores de « gauchiste », celle qui dégouline comme une grosse madeleine dans un sauna. Le « chicano » est un roudoudou, il en fait ici le coming out et on n’y peut rien ! Rien si ce n’est l’accepter tel qu’il est, lui et son cinéma gros comme ça, avec comme qui dirait ses formes et ses rondeurs, et sa caméra cherchant moins l’idée précise derrière chaque plan que la fluide chorégraphie de la scène entière, façon opéra.


Sois naïf et tais-toi ! T’es au cinoche alors, pour une fois que t’as l’droit, profite et m’casse pas les cojones ! Voilà en résumé ce qu’il nous dit, le Guillermo. Parce que, vous voyez, lui, il aime bien la morale de La Belle et la Bête version Jean Cocteau : la naïveté, il n’y a rien de plus excusable ! Et de fait, c’est même de là qu’il vient, son dernier bébé : de cette naïveté blessée d’un gamin voyant, à la fin de L’Étrange Créature du lac noir, son héros, le Gill-Man, le monstre, l’étranger, se faire botter le cul et piquer sa blonde par le bellâtre ricain à la mâchoire carrée. Pfffffff, trop injuste ! Et porteur d’un tout autre genre de morale par-dessus le marché….


Et la superbe symétrie des deux amants nageant en miroir l’un de l’autre, alors ! Pourquoi avoir trahi ça, M’sieur Jack Arnold ? Vous qui preniez pourtant clairement parti pour les gentilles limaces extraterrestres dans votre joli Météore de la nuit. Alors quoi, parce que dans le vrai monde c’est toujours les mêmes qui gagnent, il faudrait faire pareil dans les films, avec des happy endings aussi dégueulasses ? [Soupir] Mais où étaient donc passés Zorro, sa justice et le sergent Garcia ?! Pas encore nés à l’époque du film, vous-dites ? Bon, ceci explique peut-être cela. Et il est vrai que la logique scénaristique et Guillermo Del Toro - sa coscénariste, Vanessa Taylor, a dû s’y faire - ça fait parfois deux. Mais n’empêche que, tôt ou tard, il allait bien falloir réparer ça !


Quant au reste de la genèse de ce Bride of the Gill-Man non officiel, c’est une histoire de temps qui passe et fait grandir (et souffrir, et grossir) les enfants devenant adultes - ces carpettes, rajouterait peut-être le Mexicain. Enfin, toujours est-il que lui aussi a grandi, et mis un peu d’eau dans sa tequila en comprenant que sans cette même réalité, la rêverie la compensant manquerait singulièrement de beauté, les deux fonctionnant comme le yin et le yang, si l’on veut. Aussi ne nous y trompons pas : l’ami Guillermo, marqué au fer rouge par une enfance dont il garde quelques souvenirs bien merdiques et une carrière bicéphale guère plus facile, est de ces cinéastes qui tiennent toujours deux notes à la fois : le rêve ET la réalité, comme les deux faces d’une même pièce… de théâtre, en fait. À savoir celle de la vie et de la condition de l’Homme, coupé en deux façon Jake Sully.


Qu’on se souvienne alors de la façon dont le Monsieur, dans Pacific Rim, faisait fonctionner ses robots géants : pilotés par deux cerveaux connectés, l’un pour l’hémisphère gauche, masculin, occidental et raisonnable ; l’autre pour le droit, féminin, oriental et intuitif - le yin et le yang, que j’vous dis ! Et ici alors ? Et bien c'est un peu la même chose : deux voisins de palier, une femme, un homme, chacun incomplet et marginalisé, mais tous deux partageant une même fenêtre pour horizon romantique (piquée aux Chaussons rouges, autre film entre rêve et réalité), et tous deux appelés à joindre leurs forces. Parce que, oui, il faut le préciser, les seuls humains trouvant réellement grâce aux yeux de Guillermo De Toro sont des « sans ». Prince ou princesse sans royaume dans L’Échine du diable, Hellboy II et Le Labyrinthe de Pan, « princesse sans voix » ici : tous ont un truc en moins… mais qui est aussi et en même temps, de façon parfaitement anti-mathématique, un plus.


Bref, tous ces personnages sont des « purs » au sens shyamalanien du terme. Comprenez des initiés, ceux qui savent au plus profond de leurs tripes ce que les mots souffrance et solitude signifient. Et c’est cette connaissance « supérieure » mariée à leur commune incomplétude qui créent en eux les conditions nécessaires, la bonne ouverture d’esprit en quelque sorte, pour entendre l’appel de l’Autre. Parce qu’entre gueule de vomi, orpheline muette, homme-poisson et autres phénomènes de foire, on se reconnaît, et ici jusqu’à même, envers et contre toutes les lois de la science, finir par s’emboîter comme des sardines ! Certains diront, d’un air pincé : « Oh ! Mais c’est tout de même un peu de l’entre-soi là, n’est-il pas, bla bla bla ». Et l’on répondra : « Oui, précisément ! Mais s’il existe un EliteRencontre, alors pourquoi pas un *Freak*Rencontre, hein ? Et puis, bon, c’est pas non plus comme si Hellboy et Liz Sherman ou Elisa et son prince gluant était parfaitement accordés non plus - complémentaire serait plus adéquat (biiiip : yin yang !). Alors pour le soupçon d’incitation au communautarisme, merci mais on repassera. Allez vomir ailleurs, siouplait ! ».


Non, l’étrangeté qui mérite plus amples explications ici serait plutôt celle-ci : le fait que derrière le tour de magie exécuté avec le plus grand amour du factice hollywoodien (esthétique de studio), la fable qu’est La Forme de l’eau semble en parallèle toujours consciente de sa condition de fable, un peu comme lorsqu’Edith, dans Crimson Peak, explique que « les fantômes ne sont qu’une métaphore ». Sauf qu’elle affirme aussi un peu plus tôt : « Les fantômes existent. Je le sais. » Et le fait est que les deux propositions sont également vraies dans l’esprit de Guillermo De Toro. Car il n’y a pas plus croyant en son art que lui, véritable figure d’anti-Saint Thomas faisant des cicatrices infligées par le réel (celles d’Elisa par exemple) des moyens privilégiés d’accès au mystère et au merveilleux - avec toute l’ambiguïté que cela suppose. Aussi y a-t-il dans tous ses contes initiatiques, et particulièrement ce dernier, coexistence de deux niveaux de conscience : l’un basé sur une innocence très enfantine et une croyance absolue dans les pouvoirs (thaumaturges) de la fiction ; l’autre, plus adulte et « souillé », laissant ici et là percer une dureté bien de chez nous (cf. la crudité de certaines scènes). Mais sans jamais que l’un ne prenne totalement le pas sur l’autre.


Ainsi les codes de différents genres hollywoodiens canoniques (espionnage, romance, musical, film de monstre…) et imageries typiquement ricaines (dinners, pies, peintures d’Edward Hopper…) sont investi(e)s avec la plus grande déférence, celle qui fait plaisir à l’Academy, mais sans aucune ironie ou posture postmoderne. Car au-delà de l’habituelle narration façon conte de fée (la voix over au début et à la fin), La Forme de l’eau est aussi l’occasion pour son auteur de revoir et corriger à sa sauce les univers fictionnels et picturaux investis, autrement dit et pour faire péter le vocable « marxien », la « superstructure » de la société qui les a produites. Le point de vu adopté, on l’a vu, est donc de façon TRÈS systématique celui de toutes les altérités (femme, handicapé, afro-américain, homosexuel, étranger…). Et avec cette redoutable idée consistant à faire d’eux (femmes de ménage, artiste publicitaire, espion russe…) les principaux façonneurs de l’image que se donne la société américaine des 50’s-60’s : bien propre, nette et sans bavure ni rien qui dépasse. En somme, la vitrine de l’Amérique telle qu’elle se rêve astiquée par ses propres exclus ! De la part d’un réalisateur ayant fait ses débuts dans une obscure série télé mexicaine (Hora Marcada) rebaptisée par son confrère Alfonso Cuarón « the toilet zone », voilà qui ne manque pas de sel.


Les incarnations de la norme quant à elles (les décors et le personnage de Strickland), subissent chacun un traitement bien spécifique. Strickland, pour commencer, a pour prénom Richard (comme Nixon), ce qui, ajouté à son nom, ne fait aucun mystère. Guillermo Del Toro en fait dans la droite lignée du capitaine Vidal du Labyrinthe de Pan un personnage prisonnier de son temps et chargé comme une mule dans sa dimension symbolique. Soit, pour enfoncer une porte ouverte comme lui joue du missionnaire marteau-piqueur, la représentation vivante de l’une des principales contradictions de cette société qui le façonne et l’aliène jusqu’à la névrose. Une Amérique dont les roupettes se trouvent, toujours très symboliquement, prises en tenaille entre puritanisme (c’est sale…) et phallocratie (…mais ça donne le pouvoir), entre hygiène intellectuelle (toutes ses idées préconçues...) et culture de la performance (...confondues avec la « decency »). Evidemment, cette position est d’après le réalisateur - plus fin psychologue qu’il n’y paraît - parfaitement intenable. Et le personnage, dès lors, avec environ un an d’avance sur le rêve américain, d’exploser en vol un peu comme le cerveau de Kennedy, autre queutard détestant les rouges…


La direction artistique, par contraste, semble abordée avec plus de finesse, ou disons un peu moins à la « j’te saute à la gueule ». Passons sur la cadillac, transparent miroir de son propriétaire. Ce qui marque surtout ici, c’est cette façon qu’à le cinéaste et son chef op’ Dan Laustsen de littéralement faire prendre l’eau à l’imagerie hopperienne, et avec elle à l’Amérique pré-Vietnam. Ainsi, plus le film avance et plus l’eau, les couleurs et jeux de lumière qui lui sont associés s’infiltrent dans l’image. Et, détail amusant, jusqu’à réveiller un spectateur de cinéma endormi devant un biblical epic « whitewashé »... Sans trop s’avancer dans la surinterprétation, sans doute y a-t-il là quelque chose comme l’idée de la douche froide et du Déluge (associé via la scène du chat au mythe de Pandore). En somme : le destin auquel ne saurait échapper une nation dont l’hypocrisie ne cesse d’être révélée par le flux multicanal du récit. Et puis, bien sûr, cette eau qui déborde tout, c’est aussi l’avancée de la dramaturgie (toujours organiquement incarnée chez le cinéaste) ainsi que, tel qu’expliqué à longueur d’interviews, l’image même de l’amour inconditionnel, prenant toutes les formes possibles.


Le choix habituel du format 1.85, dans ces conditions, apparaît donc on ne peut plus justifié, son usage hors pair contribuant fortement au sentiment d’engloutissement du spectateur dans l’univers du film. Comme un genre d’effet-aquarium encore renforcé par envoûtante bande originale d’Alexandre Desplat (ses airs tantôt frenchy, tantôt jazzy, ses instrumentations mi-classiques mi-exotiques…). Ou par la parfaite fluidité des mouvements d’appareils et du montage de Guillermo Del Toro, dont l’art du raccord (de mouvement, en volet, par association d’idées visuelles…) n’est plus à prouver. Le reste, résumera-t-on, c’est l’effet d’une technique d’« enluminure » qualifiée de « on-camera Technicolor » (pour l’irréalisme et l’expressionnisme revendiqués des couleurs) mariée à un amour immodéré du décor fait-main, dans la tradition de Michael Powell et Alfred Junge. Le démiurge expliquant ce choix comme suit : « I honestly think I make movies to meet the caracters that I creat and to be in the places I write about. »


Or, en effet, s’il est au final une sensation qui caractérise mieux que tout autre l’expérience d’un tel film, c’est bien la plus pure projection empathique. Résultat d’une approche du cinéma comme art total et tout sauf élitiste, et du storrytelling, limpide voire évident dans son adresse au peuples (mais aussi très riche en détails à délirer !), comme moyen de parler à son époque autant qu’à l’imaginaire collectif le plus intemporel. Comme si La Jeune fille de l’eau de M. Night Shyamalan avait été rafistolé pour enfin trouver son public… et une poignée d’Oscars. De là à dire que l’intense travail de lobbying du cinéaste aura payé, il n’y a évidemment qu’un pas. Et peut-être La Forme de l’eau n’est-il pas son chef d’œuvre. Mais qu’importe, car voyez comme, jusqu’au bout, il aura su préserver sa double perspective. Ou comment faire dialoguer deux fins en une, la première tenant du régime de la logique, du cerveau gauche (mort des deux freaks), quand la seconde (guérison miraculeuse) lui répond à la façon d’un baume de merveilleux, domaine d’élection du cerveau droit.


À moins que tout ceci ne soit que le rêve (orphique ?) d’une femme au foyer secrètement amoureuse de son voisin homosexuel, et dont la vessie crierait vidange ! Les vertus insoupçonnées de la flotte…

Toshiro
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le 9 mars 2018

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