Classe internationale et lutte pour la substance
Note réelle : 7.5/10.
Après l'interlude anglophone This Must Be The Place, aussi bizarre que loupé, le clippeur fou Paolo Sorrentino nous revient avec un long-métrage bien plus proche de ce qui l'avait révélé à la cinéphilie internationale : Il Divo... non, pas le boys band de luxe ; le film sur Giulio Andreotti, bordélique et inégal, mais aussi jubilatoire et rempli de fulgurances visuelles (en gros, si vous n'êtes pas de cet avis, oubliez l'article, et n'allez pas voir le film). La Grande Bellezza (LGB) souffrira d'à peu près les mêmes tares, mais laissera un souvenir bien plus grand, justifiant aux trois-quarts le Golden Globes qu'il a reçu en janvier 2014.
Dès le départ, LGB pose l'ambiance, avec une hallucinante scène de soirée-techno remplie de bourgeois hystériques, où compte chaque portrait de deux secondes. Indeed, ce qu'on a aimé dans Il Divo, on l'aimera tout autant ici. D'abord, la symbiose aérienne d'une caméra volante et d'un montage au diapason, qui frise à plusieurs instants un opératique de classe internationale. Ensuite, un talent certain à filmer la décadence d'une société en perdition morale dans un cadre bimillénaire, qui transforme toute grande ville occidentale en arène impitoyable et vampirisante. Sans oublier la bande-son, formidable. Et pour finir... Toni Servillo. Après avoir été littéralement habité par le sinistre Andreotti, l''acteur fétiche de Sorrentino brille de tous feux dans un personnage de "vieux beau" à la classe d'un Mastroianni et au cynisme flamboyant. Avec la caméra toujours alerte du réalisateur, sa déclamation flegmatique des dialogues/monologues d'Umberto Contarello, souvent exquis (cf. la scène où Gambardella casse une bourgeoise prétendument "engagée", ou une précédente où il casse tout autant une artiste en carton nommée "Talia Concept"...), fait le charme assez irrésistible du film.
Après, puisqu'on parle de Mastroianni, l'aspiration du film à être une version actualisée de La Dolce Vita (même personnage, même milieu social, même décor, et plein de petites références) se heurte aux limites d'un réalisateur pas assez grand et d'un scénariste pas assez inspiré pour atteindre ce nirvana Comme dans Il Divo, Sorrentino filme l'artificiel comme personne ; on oserait presque y voir un génie de l'épate cinématographique, et c'est pourquoi ses vignettes les plus réussies (car LGB peut être vu comme une mosaïque de scènes liées à la vie de Gambardella sans autre fil conducteur que le personnage) seront celles les plus sardoniques et clinquantes. Dans ce contexte, la juxtaposition évoquée plus haut Rome majestueuse/noctambules dégénérés fonctionne à 100%, car Sorrentino filme la ville magnifiquement (à se demander si l'office du tourisme n'a pas fait partie des investisseurs, car il donne un peu plus envie de visiter l'endroit que l'avant-dernier Woody Allen...). Sorrentino met en scène l'outrance avec une vivacité, une originalité et une élégance à mille lieues de l'éléphantesque Baz Luhrmann.
C'est donc après, quand le cinéaste veut faire dans le contemplatif ou dans l'existentiel (ou les deux à la fois), que ça fonctionne moins. C'est toujours très beau, mais un peu vain, Sorrentino essayant par moments de faire son Malick ou son Kieslowski (cf. l'utiisation des chants lithurgiques) sans avoir les moyens de l'opération. La comédie humaine de LGB fonctionne à moitié, selon les moments. Le film ne parvient pas à exprimer quelque chose de fort au-delà de son cynisme immédiat, aucun propos ne transcende l'ensemble pour l'habiter et en faire le vrai grand film qu'il aurait pû être ; la dernière réplique de Servillo est assez significative du problème. Cela est essentiellement dû à l'absence de véritable remise en cause chez l'écrivain misanthrope, alors que c'est ce à quoi l'on était en droit de s'attendre...
Par ailleurs, LGB dure quarante minutes de plus qu'Il Divo, qui ne lâchait pas d'une semelle le spectateur et noyait ses tares dans une embardée barock (pardon). Un peu long, quand on n'a pas de propos bien clair, et les limites précitées. En fait, à partir de la disparition du joli personnage de Ramona (au passage pas très bien gérée : on ignore totalement ce qu'il lui est arrivé), qui marque le début du dernier tiers, la narration s'embourbe un peu en même temps que les monologues de Gambardella commencent à lasser (on a compris, quarante ans de jet setteries t'ont foutu le moral à zéro et on va tous crever seul, c'est bon). Ledit dernier tiers réserve quelques excellents morceaux, comme le cardinal obsédé par la bouffe, mais quelque chose s'est cassé : on réalise que le film n'ira pas plus loin, et le personnage de Santa Maria, assez comique mais clairement de trop, confirme le sentiment. La vilaine propension de Sorrentino à la pose se fait alors plus voyante (cf. le coup du magicien à la girafe, et de la réplique ultra-éculée sur la vie qui n'est qu'une illusion dont la réussite dépend d'un "truc")... pourquoi, Paolo, pourquoi ? Perché, stronzo ?
Lisant ces lignes, on peut se demander si la note attribuée n'est pas une erreur. Il se trouve que non, car en dépit de toutes ces faiblesses, LGB garantit une première heure quarante cinq de plaisir cinématographique et intellectuel fort appréciable, que ne parvient malgré tout pas à gâcher la dernière demi-heure. Car toujours Servillo, toujours Rome, toujours une bande originale, un parfum, un état d'esprit. Sorrentino et Contarello se sont perdus en chemin, mais on veut bien les suivre un petit instant.
D'autant plus que le réalisateur renvoit Gambardella à son amour de jeunesse, occasion de jolies scènes qu'on aurait aimé voir durer (et qui aurait permis de voir un peu plus de la jeune actrice qui joue le premier amour, tout à fait canon). Au lieu de s'éparpiller dans le présent, le film aurait dû montrer davantage du passé, comme on l'espérait après cette magnifique scène où Gambardella se remémore ce souvenir, et bloque sur ce que la fille lui a dit, qu'il croit oublié à jamais par sa caboche vieillissante. Mais l'important est qu'on y revient à la toute fin, qui rappelle que Sorrentino n'aura, au moins, à aucun moment perdu l'esprit du film, ce mélange d'ironie classieuse et d'amour élégiaque, qui empêche le film de devenir aussi prétentieux et dépressif que son personnage principal.