La Grande Illusion est communément considéré comme étant l’un des plus grands films français de l’histoire. Renouant avec le sombre passé de la Première Guerre Mondiale, et ce à l’orée d’une Seconde Guerre Mondiale toute proche, quand un climat de tensions insoutenables régnait en Europe, il venait pourtant adresser un message d’espoir.


La guerre peut être représentée de différentes manières au cinéma. Jusqu’ici, elle était surtout une question de tranchées, de bombardements et de survie dans un environnement particulièrement hostile, où la mort rôdait partout, empestant même à travers l’écran. Raymond Bernard et Lewis Milestone montraient toute la brutalité des affrontements dans Les Croix de Bois (1932) et A l’Ouest, rien de nouveau (1930), quand William A. Wellman et King Vidor le faisaient déjà avant l’arrivée du parlant dans Les Ailes (1927) et La Grande Parade (1925), tout comme Abel Gance le fit lui-même avant eux, dans J’Accuse (1919), associant à l’horreur du front un aspect plus psychologique et traumatique.


Pour Jean Renoir, le traitement de la guerre doit être fait d’une autre manière. Pas de scènes de charge, pas d’explosions, pas de morts horribles à l’écran. Nous faisons la rencontre d’officiers français s’apprêtant à partir pour une mission puis, après une ellipse, nous voici avec des allemands, faisant le lien avec la scène précédente en racontant qu’ils ont descendu un avion français et fait des prisonniers. Böeldieu (Pierre Fresnay) et Maréchal (Jean Gabin) entrent dans le champ, et les voici prisonniers, sans que nous n’ayons vu quoi que ce soit de l’opération. Dans La Grande Illusion, nous ne nous intéresserons donc pas au conflit armé, mais bien à ses conséquences sur les individus et sur ce qu’il a pu générer.


Ce qui surprendra sûrement le spectateur dès le début, c’est le respect que se témoignent mutuellement officiers allemands et français. A peine recueillis que les officiers français sont reçus pour partager un repas avec les allemands, avant de rejoindre un camp de prisonniers où règne une ambiance que l’on pourrait presque qualifier d’amicale. Ici, les officiers sont captifs mais, avant tout, ils sont respectés, eux et leur dignité. Bien entendu, cela n’a rien de vacances, mais cet environnement où coexistent « pacifiquement » allemands et français en temps de guerre offre à Jean Renoir le cadre qu’il lui faut pour élaborer et déployer son discours. Un discours qui balaie une large palette de sujets, sortant largement du simple champ de la guerre. En s’éloignant de la violence du front, Jean Renoir délivre un message universel en soudant une humanité divisée, qui se reconstruit et s’exprime dans l’adversité.


La rudesse de cet environnement a rappelé aux hommes la saveur de petites choses du quotidien. On se satisfait d’un rien, on apprécie le contact des autres, qu’ils soient de la même nationalité que la nôtre ou non. Cette prison, qui devait être un espace entravant la liberté des hommes, les fatiguant et les usant, se transforme presque en un monde utopique, où des hommes d’horizons et d’origines diverses s’entendent et s’accordent. Cela n’empêche pas certains élans patriotiques, comme lorsque les français apprennent qu’ils ont repris Douaumont, mais cet éloignement avec les enjeux purement militaires et stratégiques de la guerre ne fait que mieux souligner leur absurdité.


La vraie source de peur, ce n’est pas l’autre, mais l’isolement de l’autre, à l’image d’un Maréchal qui dépérit après avoir été enfermé seul dans une cellule et qui dit qu’il veut seulement qu’on lui parle, ou de Rosenthal et de Maréchal qui ne mettent qu’un court instant à se réconcilier après une dispute. Seul reste, quelque part, l’éternel clivage entre les classes, restreint dans la relation entre Boëldieu et Maréchal, et davantage incarné par le Commandant von Rauffestein, qui n’accorde véritablement du crédit qu’à Boëldieu, un de ses équivalents « nobles » côté français. Les deux hommes auront d’ailleurs une discussion éloquente à ce sujet, évoquant la chute progressive de cette aristocratie dont elle fut l’une des causes de cette guerre, et l’une des victimes, également.


Il n’est pas simple d’être très synthétique lorsque l’on parle de La Grande Illusion, tant le film de Jean Renoir explore nombre de sujets et de pistes, car son sujet principal reste l’humanité, et on peut difficilement faire plus vaste. Plus de quatre-vingt-ans plus tard, ces mots et ces regards nous touchent, grâce à tous ces acteurs formidables et à l’humanisme qui se dégage de ce film. Dans la simplicité, toujours avec modestie, Renoir devient virtuose dans cette capacité à cerner la nature humaine, et à toucher l’universalité.


Toutes les classes, toutes les origines et toutes les époques se réunissent dans ces espaces clos d’apparence, et offrant pourtant une vraie ouverture sur notre monde. Loin des masses informes qui se ruent au front, Renoir se met à hauteur d’hommes, les rassemble et les fait communiquer pour montrer que, finalement, tous parlent la même langue. Un message d’espoir au titre pourtant bien désespéré, qui se confirmera deux ans plus tard à peine.


Critique écrite pour A la rencontre du Septième Art

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le 13 nov. 2020

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