8 ans après la fin de la Grande Guerre des tranchées, 2 ans avant la sortie de la foule, King Vidor réalise cette fresque vibrante et humaniste d'un jeune homme oisif quittant son Amérique natale pour le front français.
Filmer la guerre, c'était une des ambitions du réalisateur américain, qui s'y emploie avec une énergie et une maîtrise absolue, un réalisme sec et sans débordements moralisateurs.
Mais s'il filme la guerre magistralement, il filme l'amour et la séduction tout aussi finement, les troupes comme les hommes, l'insouciance comme l'enfer, nous fait rire et nous émeut.
Ce grand spectacle mélodramatique ne souffre pas des années, presque un siècle plus tard, grâce à sa forme moderne et ce clair-obscur jeu d'oppositions, qui mènera le héros sur le chemin éventré de la maturité, et du grand amour.


Le film débute en Amérique, séquences typiques de la vie banale de citoyens ordinaires sans aucun lien apparent, portraits-clichés des futurs protagonistes du grand drame à venir, Slim l'ouvrier chiqueur aux dents noires, Bull le barman bonhomique et Jim, jeune homme oisif sans ambitions qui désole sa famille bourgeoise, le patriarche en tête.
Retentit alors un signal sonore, premier d'une série trop longue, l'annonce de l'entrée en guerre des USA, la ville qui fourmille alors d'une effervescente ferveur, la foule qui s'anime, les clameurs, les drapeaux, les chants, la fierté patriotique en éveil... Ces trompettes ne sont que de la poudre aux yeux pour Vidor, qui s'amuse dans un carton titre ironique à nous rappeler comme tous ces artifices peuvent être trompeurs, les blessés et les morts en seront le pendant contradicteur.
Dans la seconde partie du film, une deuxième incartade ironique qui éclaire avec sarcasme le titre de l'oeuvre, nous montre le retour des camions après la bataille, longue colonne de chair meurtrie et blessée, "un autre grand défilé", la grande parade en liesse s'est muée en une parade funèbre, esseulée.
Si tout le monde est porté par cet étrange enthousiasme collectif pour la guerre, Jim ne semble pas concerné par l'affaire, lui qui confessait tout juste ne pas vouloir travailler dans les usines de son père. Sa fiancée, son père, ses amis, tous l'enjoignent à s’enrôler dans la guerre. Leur patriotisme aveugle, obscur et naïf n'a d'autre logique que la fierté nationale, l'engouement collectif - Allons-en guerre, il le faut. Pourquoi? Peu importe.
Jim cédera sous la pression générale.


2 ans donc avant La foule, King Vidor distille très clairement la problématique qui sera sienne : L'individu face à la masse.
Comme dans la foule, il n'oublie jamais de montrer un groupe d'hommes sans d'abord le présenter en individualités (gros plans de visage, rides, signes particuliers) dont la somme accouchera d'une forme mouvante hybride et indépendante, prête à engloutir ou tromper l'individu fragile. Celle-ci n'est pas représentée comme un mal ontologique, mais une entité dont toujours il faut prendre garde.


Dans la séquence du départ pour le front de Champillon, le village français, les jeunes amoureux se cherchent dans l’effervescence du départ des militaires. Ici, les troupes fourmillantes empêchent de se déplacer et de se retrouver, les protagonistes naviguant toujours à contre-sens de celle-ci, comme un frein à l'épanouissement de leur amour.
Ils coexistent pourtant dans la même construction spatiale, semblent se regarder sans jamais se voir, les champs / contre-champs opérant comme un jeux de regards aveugles, que la masse humaine rend totalement opaques, individualités reniées, qui n'existent plus que pour la nation, la loi martiale, la guerre à venir. Ce montage participe d'une tension forte, nous les voyons se chercher et aimerions les aider à se trouver, regarde il/elle est pourtant là!
La douce Mélisande ne se fond pas dans le chaos, sa robe lumineuse contrastant avec les ternes vêtements militaires zébrant l'écran de toutes parts.
Après une déchirante séparation, elle se retrouve seule à terre dans le cadre, fin de cette éprouvante séquence dilatée, silence pictural assourdissant, désarroi passionnel, tandis que les dernières ombres de soldats rejoignent au premier plan le front de guerre.
S'en suit un plan incroyable de camions alignés sur une route verticale qui montent déjà comme aux cieux, masse uniforme rampante, serpent impassible et glacé.
La troupe part au front, avance dans les bois occupés de snipers et avance implacablement sans jamais sourciller ni s'attarder sur les corps qui tombent dans l'indifférence partagée, l'armée est mécanique et méthodiquement alignée comme un mur inébranlable. Les visages sont fermés, n'expriment rien de plus qu'automates en roue libre. Tant que la bête avance, il peut en tomber des individus, cela ne l'affecte pas.
Plus tard, les attaques allemandes délient la masse, des groupes prennent refuge dans les trous, tombes à ciel ouvert, formés par les obus.
Les 3 héros se retrouvent ensemble, et slim se fait mitrailler lors d'une mission d'attaque individuelle.
C'est le point de rupture pour Jim, qui, aliéné dans la séquence des sous-bois meurtriers, retrouve ici sa liberté morale d'homme, s'écriant "Qui fait la guerre? Les hommes ou la loi?"
La loi, la nation, la société, le groupe est l'enjeu de ce questionnement.
Son devoir n'est plus alors tourné pour le groupe, qu'il met en danger en criant le nom de son ami Slim, agonisant quelques mètres plus loin.
Le courage devient individuel, et s'il engage autant que celui des soldats aux ordres, il participe d'une auto-détermination qui change tout.
Il peut mourir au combat, son courage n'est pas à démontrer, mais pas aux ordres de la stratégie guerrière qui renie son individualité.
Vidor ne livre pas ici un réel pamphlet contre la guerre, l'absurdité de celle-ci n'est pas tant montrée du doigt que celle des hommes, car c'est l'humain avant tout le centre névralgique de son questionnement.
Le collectif laissait donc tomber les siens pour son propre profit, mais à l’échelle d'un homme la donne a changé.
Dans sa quête meurtrière, folle et insensé de sauver ou venger son "pal" Slim, il se retrouve face à un soldat ennemi blessé, en face à face. La poudre des canons n'est plus là pour distancier le geste meurtrier, il faut entrer dans la chair ennemie pour l'atomiser, ce qui implique un rapport d'inter-individualités et de regarder le visage, les yeux, les dents, comme un gros plan caractéristique, de sa victime.
La scène est de toute beauté, le partage de la cigarette (après le partage du chewing-gum), dernière bouffée avant le salut ultime, de ces deux ennemis piégés dans la mécanique guerrière, nouvelle déflagration pour entériner la prise de conscience et l'éveil de Jim.
La grande attaque arrive, et tout comme dans la séquence des bosi, les hommes avancent mécaniquement, armée des morts, des déjà-morts, ombres déshumanisées et implacables à la chair et l'esprit meurtris, répandant et récoltant la mort à tour de rôle.
Quand la guerre sera finie, il n'y aura pas de liesse générale accueillant les blessés de guerre, comme le disait Jim, et après tout cela, que restera-t-il?
Reste alors la solitude et le sort personnel de chacun, dont la masse ne s'occupera pas (dans La foule, Vidor nous rappelle que celle-ci rigolera toujours avec toi, mais ne pleurera qu'une journée), la liesse des débuts fait place aux remises en cause, et l'infirmité devient gênante, comme son frère dont la réplique "Tu à l'air d'etre en forme" sonne comme un aveu de gêne.


King Vidor utilise par ailleurs une technique de montage toujours usitée de nos jours : la dilatation temporelle, par un découpage nerveux et répétitif sous différents angles.
Les séquences de guerre, impressionnantes et limpides, brillent d'une beauté noire. La marche implacable des troupes fait froid dans le dos, tout comme ces corps qui tombent sans faire ciller la marche. Paroxystiques et hypnotiques, les éclairs associés à la musique nous submergent dans un flot continu qui paralyse le spectateur par son intensité. Plus tard, les fermes de Champillon gisent les corps éventrés, le squelette à ciel ouvert, mutilées comme la chair humaine.
Ces séquences, tout comme celle de la séparation avant le départ des soldats, sont donc dilatées, montées et montrées sous différents angles, répétant les motifs, éclairant ainsi un monde de chaos déréalisé, ces instants ou la minute pourrait durer une heure, la quête des deux individus à la recherche de l'autre avant que le temps n'envole tout, les bombardements, les fusillades que chaque seconde fait côtoyer à la mort qui rôde la gueule ouverte.


Le film se divise en 2 grandes parties, dont la forme binaire relève d'un principe de confrontation des antagonistes : L'amour et la guerre, l'humour - sa légèreté - contre le tragique.
L'équilibre est égal, et c'est là que se joue la beauté du scénario de Vidor, on ne sait plus très bien s'il s'agit d'une romance ou d'un film de guerre, la frontière ténue, renvoie bien sur aux sirènes militaires : le monde est à tout moment pret à imploser, à l'image de la vie des citoyens lambdas que Vidor aime à mettre en scène, les surprises font partie de la vie (SPOILER dans la Foule, la mort de l'enfant surgit sans prévenir, mais comme ici, l'horreur n'est pas une fatalité).


Ce contrepoint au grand drame qui présage est renforcé par toute la première partie du film.
L'humour est présent comme on ne l'y attendait pas, les personnages sont sympathiques, toujours enclin à la rigolade et à nous faire rire, le burlesque est partie prenante jusqu'au départ sur le front.
C'est à une réelle comédie que l'on assiste, un bonheur communicatif et bon enfant, appuyé par le glissando répétitif d'un cuivre en arrière plan musical, motif de légèreté.
Rien ne semble présager du drame à venir, nous oublions presque le plus grand film de guerre réalisé annoncé (à l'époque), au profit d'une comédie de troupe, dont le réalisateur sait filmer les petits moments avec une agilité sans pareil. Aucune violence, aucun contretemps ne semble pouvoir advenir, et même la bataille du vin collective (que l'on peut analyser sous l'oeil du micro-événement qui met le feu au poudre et finir par englober toute la communauté) se dissout en rigolade.
L'insouciance de l'avant-guerre est idéalement retranscrite par Vidor, la jeunesse et la naïveté des protagonistes nous éblouissent. Slim et son physique de héros cartoonesque nous le rappellent, la séquence de la première rencontre entre les amoureux aussi, Jim prisonnier de son tonneau, le jeu tout en mouvements de jambes et de corps des comédiens qui se renvoient leur image en mouvements miroirs, chien et chat s'apprivoisant.


L'amour fleurit donc dans la première partie, effaçant provisoirement la guerre à venir, tandis que l'horreur meurtrière couvrira les rayons de soleil du beau village pour une nuit terrible et interminable dans des presque-tranchées boueuses.
Rencontre imprévisible de ces deux personnages antagonistes, encore une fois.
Elle est française, travaille au champ, lui américain, fils d'une famille riche et peu enclin au travail, ils ne parlent pas la même langue mais se comprendront par une forme de pantomime au charme doux qui convient parfaitement au muet, jeux de regards et tendresse du geste, pas de mots, de discours. Renée Adorée sait faire scintiller ses yeux de petits feux ardents farouches et passionnés, dégage avec ses regards amoureux ce que les mots du parlant auraient diminué (et qui n'auraient pas été compris par Jim).
Ces jeux de séduction sont une réussite du film, tout comme la complicité entre les 3 soldats.
La rencontre, l'amour naissant, la force pure qui unit déjà ce couple mythique les isole sans cesse de la guerre. Tout comme l'humour et la camaraderie efface le spectre des combats, la bulle qui se crée autour des tourtereaux les rend totalement indifférents aux possibilités du front meurtrier. Ces séquences sont toujours jouées dans un monde enchanté d'insouciance, loin des autres, de la réalité du monde. Que ce soit au bord de l'eau ou cachés sous les escaliers de la maison de Mélisande, le reste du monde n'existe alors plus, et si les autres s'y affairent, comme cette séquence comique du récit d'exploits de guerre par un homme enflammé, ils n'y sont que spectateurs et chercheront la meilleure excuse pour s'éclipser. Seuls Slim et Bull vont perturber ce petit manège, mais c'est de la sphère amicale qu'il s'agit, et l'enjeu reste toujours comique.
L'intime est représenté comme un rempart au monde, avec un fétichisme pour des petites choses, des regards, sourires, taquineries et jeux de mains, comme cette séquence de séduction autour d'un chewing-gum. Vidor s'affranchit grâce à la barrière culturelle des mots pour faire naître cette idylle, pureté de la forme et naturalisme des gestes.
A noter la belle analogie du signal sonore, musique universelle du sifflement qui demande à l'autre de venir en cachette, que l'on retrouvera dans L'ange de la rue de Borzage 2 ans plus tard. La guerre appelle aussi ses élus via des signaux (alarmes, cloches, trompettes) qui rythmeront les saccades de stratégies guerrières.
Lorsque Mélisande surprend la lettre de la fiancée de Jim, elle comprend que celle-ci est toujours portée dans le cœur du jeune américain, et toute la beauté de cette séquence naît de la réaction de la jeune fermière, vexée et blessée au plus profond, elle embrassera comme une pulsion Jim, son cœur ne supportant pas cette déception, mais elle est déjà debout, presque partie, résignée, trahie mais tiraillée. Il n'y a pas de crises de colère, de conditions ou de jalousie dans cette relation, dont la pureté ne s'aurait s’entacher, il n'y a que des problèmes à résoudre. Ces relations sont aussi à l'oeuvre avec ses complices, qui, suite à un quiproquo dans la séquence du vin volé dans la cave, vont tout de suite sortir du pétrin Jim, dans une bagarre générale amusante.
On retrouve par ailleurs le même genre de relation dans La foule, lorsque le soir de Noël le mari quitte sa femme pour se saouler avec un ami, lorsqu'il revient titubant, plutôt que de se mettre en colère, elle préférera ouvrir les cadeaux avec son mari et profiter de ce moment de complicité.
C'est un rempart fort contre le monde hostile prêt à dévorer les faibles, le foyer, l'amour, les amis.
Si la famille du héros, ce milieu bourgeois n'est pas épargnée par le réalisateur, il n'y a bien qu'un personnage qui mérité des faveurs : la mère du jeune homme. Un carton nous précise que lorsqu'il doit partir au front sous la pression du père, du frère et de la petite amie, il n'y a que le cœur d'une mère pour s'inquiéter. A la fin du film, c'est elle qui incitera son petit, comme elle vient de le revoir en fondu-souvenir, d'aller chercher son amour en France, car c'est à elle que Jim se confie, après de froides retrouvailles avec sa fiancée.
Dans la séquence finale, nous retrouvons Mélisande dans un champ, après la guerre, et au loin se découper sur une colline bombée, ex-théâtre des opérations guerrières, la silhouette claudicante du militaire éclopé, marchant d'une démarche chaloupée mais certaine.
L'homme surgit de nulle part, c'est bien le destin qui le fait arriver au bon lieu, par une marche forcée et guidée par son instinct. Mélisande ressent immédiatement cette présence pourtant indiscernable de si loin, accourt alors retrouver les bras de celui qu'elle attendait, car il avait bien prévenu qu'il reviendrait.


Il faut comparer les premiers et derniers plans pour visualiser à quel point Jim aura à subir et endurer les difficultés d'un parcours qui se révèle initiatique, avant de le revoir à la fin, métamorphosé par cette soustraction de chair, cette mutilation de l'esprit, que seul l'amour pourra dorénavant sauver. Il quittera sa famille au nom de sa propre liberté, sa propre faculté de déterminer le chemin que doit dorénavant prendre sa vie.

humta
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs films des années 1920 et Les femmes du muet

Créée

le 7 juin 2015

Critique lue 653 fois

6 j'aime

5 commentaires

humta

Écrit par

Critique lue 653 fois

6
5

D'autres avis sur La Grande Parade

La Grande Parade
Sergent_Pepper
8

Des sourires et des hommes

On l’avait déjà vu avec La Foule, Vidor aborde souvent ses récits par un angle social. Le générique du début de La Grande Parade scinde ainsi la ville en trois secteurs, qui représentent autant de...

le 1 juin 2018

14 j'aime

La Grande Parade
JimAriz
7

Critique de La Grande Parade par JimAriz

La Grande Parade est peut-être le plus gros succès du cinéma muet. La principale réussite du film vient de là, King Vidor nous raconte une magnifique histoire d'amour tout en évoquant la Première...

le 27 févr. 2014

8 j'aime

La Grande Parade
humta
10

L'amour en guerre

8 ans après la fin de la Grande Guerre des tranchées, 2 ans avant la sortie de la foule, King Vidor réalise cette fresque vibrante et humaniste d'un jeune homme oisif quittant son Amérique natale...

le 7 juin 2015

6 j'aime

5

Du même critique

Le Voleur de Bagdad
humta
9

Gravitation zéro

Le Voleur de Bagdad se révèle, 90 ans plus tard comme un pur divertissement. Réalisé par Raoul Walsh, mais complètement porté devant comme derrière la caméra par un Douglas Fairbanks athlétique et...

le 21 juin 2015

14 j'aime

7

L'Inconnu
humta
8

Faux-semblants, foi et cruauté

SPOILER Le regard de Browning, connu pour son étonnant Freaks, nous rappelle toujours qui nous sommes et qui nous ne sommes pas, humanité et monstruosité (ou son inverse), qu'il s'agisse de la chair...

le 5 juin 2015

12 j'aime

1

La Charrette fantôme
humta
8

Naturalisme fantastique

Victor Sjöström, 1920. Le réalisateur danois porte à l'écran le roman de Selma Lagerlöf, Körkarlen, une nouvelle fantastique relatant la légende d'un cocher fantôme au service de la Mort. En cette...

le 10 juin 2015

11 j'aime

1