Lui est un pianiste de jazz incompris et un pourfendeur de la vulgarisation de son art. Nous l’appellerons M. Jazz. Elle, est une actrice en mal de reconnaissance qui, en attendant Paris, trempe sa patiente dans les cafés qu’elle sert, tous les jours, dans les mythiques studios de la Warner. Nous l’appellerons Mme. Java. Bien que dans le fond, Jazz et Java, c’est tout comme, nous savons déjà grâce à Claude Nougaro, que lorsqu’un est là, l’autre s’en va.
On peut voir le film comme une suite alternative de Titanic. Il s’agit seulement d’imaginer l’insubmersible, fidèle à sa réputation, éviter à temps l’iceberg qui le coula dans les sombres profondeurs de l’Atlantique ou, tout simplement, ralentir la folle course qui l’y précipita. Les amants maudits débarquent à New-York et que se passe-t-il alors ? La tragédie qui les attend n’est-elle pas pire que celle à laquelle notre imagination les a arrachés ? Les vents violents de la mer n’exaltent-ils pas davantage la passion que la brise de l’ordinaire ? N’attisent-ils pas mieux son feu ? À toutes ces questions, La La Land répond taratata. Sur la courbe du temps, les icebergs se profilent en effet comme autant d’embuches sur la voie du succès. Et si, au moyen de quelques pas de danses étourdissants, quelques collisions peuvent bien être évitées, la vie ne manque jamais de revenir à la charge. Le temps ne trompe pas l’amour, mais lui offre souvent la solitude.
À l’instar de Whiplash, le film peut également se voir comme une transposition de la dialectique du maître et de l’esclave à l’intérieur même de la structure du couple, par l’opposition du désir et du besoin, de Hegel et de Marx. Tout commence par la rencontre de deux âmes dansantes, de deux esclaves aspirant à une même reconnaissance. De l’un à l’autre et de soi à autrui. M. Jazz qui le premier quittera ses haillons, se fourvoiera dans un premier temps en épousant Marx, s’interdisant par là-même tout accomplissement. En acceptant pour la seule cause alimentaire la proposition d’un groupe qu’il avait auparavant écarté, le jazzman devient en effet l’esclave d’une nécessité matérielle qu’il avait toujours fui, ne troquant finalement sa condition que pour un ersatz. Il lui faudra du temps pour s’en rendre compte. Mme Java lui emboitera le pas en montant sa propre pièce, cédant ainsi aux sirènes d’une reconnaissance des plus factices. Elle ne mettra pas longtemps à s’en rendre compte, préférant étouffer elle-même son désir que le voir perverti. À ce moment-là le couple vacille et s’étiole comme si sa substance n’était qu’hégélienne : il n’existe en réalité de couple qu’entre esclaves hégéliens et non entre maîtres marxistes. L’accomplissement de la dialectique devra attendre cinq années. Cinq années pour voir les amants d’autrefois devenir maîtres. Cinq années pour voir les amants d’autrefois s’échanger, l’instant d’une sérénade révolue, un ultime regard approbateur et se reconnaitre, enfin. Cinq années résumées en un superbe dernier chapitre, un bouleversant explicit rappelant les virtuoses dernières minutes de Titanic et la réunion des amoureux d’antan là où avait tout commencé : sous l’escalier d’un navire éventré, dans la chaleur d’un club de jazz passionné. Quant à savoir jusqu’où légifèrent les lois de l’amour pour la description du couple, c’est à travers la fièvre de la musique qu’on en décide. Claude Nougaro l’avait compris. Plus qu’un morceau de jazz, La La Land c’est un morceau d’éternité.