Vers le milieu de La La Land, Sebastian (Ryan Gosling), petit pianiste de jazz qui ne jure que par Charlie Parker, se retrouve sur scène en tant que claviériste d'un groupe qui ne joue ni du jazz, ni (à mon avis) de la musique. Cette scène de concert marque une coupure très nette dans La La Land : ce n'est pas seulement le début de la fin dans l'histoire de Sebastian et Mia (Emma Stone), c'est aussi l'esthétique d'une soirée MTV Awards qui s'invite au coeur de la reconstitution rétro de Chazelle, sapant autant son discours nostalgique sur la comédie musicale que celui de son personnage sur le jazz.


Dans une scène antérieure, le musicien John Legend, qui joue plus ou moins son propre rôle, explique à Sebastian qu'il doit abandonner sa posture de puriste conservateur: « Tu veux sauver le jazz, mais tu joues pour les vieux ». La phrase ne tombe pas dans l'oreille d'un sourd: Sebastian met sa nostalgie de côté et accepte un boulot de claviériste dans le groupe de Legend, avant de s'embarquer dans une longue tournée qui plombera son histoire d'amour.


On connaît la chanson depuis Whiplash et on retrouve dans La La Land une même morale de la réussite individuelle et de l'accomplissement professionnel. Morale libérale, qui écrase toutes les autres valeurs à la manière d'un rouleau compresseur. Une partie de la critique française n'a pas manqué d'attaquer Whiplash sous l'angle des valeurs (la pédagogie, l'esprit de groupe, le respect dû aux élèves) reprochant à Chazelle d'avoir écrit un récit d'apprentissage fasciste tendant entièrement vers une moralité aussi simple que « Il faut se battre pour réussir ». La La Land prouve que ce point de vue n'était pas totalement infondé. Quand Sebastian doit choisir entre la tournée avec John Legend et le train-train romantique de son couple, le choix est aussi vite fait que dans Whilplash, lorsqu'Andrew décide de larguer sa copine pour se focaliser sur la batterie. Les récits de Chazelle n'admettent pas le vacillement, l'hésitation, le dilemme. Lorsqu'ils entrevoient la possibilité de la reconnaissance et de la réussite, ses personnages n'ont aucun cas de conscience, ils foncent. Ce ne sont pas des créateurs romantiques mais des techniciens doués qui cherchent un job. C'était dans cet état d'esprit que le professeur Fletcher (J.K Simmons) faisait travailler ses élèves dans Whiplash : la qualité de l'exécution technique plutôt que l'impro, le good job plutôt que la créativité.


J.K Simmons reprend à peu près le même rôle auprès de Sebastian : patron d'un restaurant piano-bar, il interdit au pianiste de jouer ses propres compositions. Hors de question de s'écarter de la setlist de Noël – lorsque Sebastian joue autre chose que Jingle Bells, il dégage, comme les mauvais élèves de Whiplash. Dans les récits de Chazelle – et à ses deux films, il faudrait ajouter le scénario de 10 Cloverfield Lane – l'important est de se plier à un programme établi, de ne jamais s'en écarter, de ne jamais se retourner.


Mais La La Land est un film qui ne cesse de se retourner : sur la comédie musicale, sur Los Angeles, sur le jazz. Sa fin, très belle, part même du sentiment nostalgique pour enchâsser une mini comédie-musicale à l'intérieur du film. Un Paris idéalisé défile sur des fonds verts, l'histoire d'amour de Mia et Sebastian recommence dans l'irréel du passé (ça aurait pu se passer comme ça) et du trucage numérique (ça aurait pu ressembler à ça). Un ultime champ/contrechamp marque la séparation définitive : tandis qu'il égrène les dernières notes de piano, elle se retourne, il lui sourit, elle s'en va.


La fin de La La Land me donne l'enchantement que j'attends d'une comédie musicale contemporaine. Après le concert atroce de John Legend, c'en est pourtant fini de la danse - et de la musique. Sauf à la fin, dans ce Paris en carton-pâte réduit au théâtre de la Huchette et à des bords de Seine sur lesquels des marins à béret embrassent des filles. C'est l'éternel romantisme parisien vu par un Américain, mais exprimé avec les moyens techniques du cinéma actuel, c'est-à-dire par des fonds verts. Ce qui est beau – et écarte à mon sens tous les soupçons de roublardise et de calcul qu'on a fait peser sur le film – c'est que ces fonds verts décrivent un moment d'idéalisation: la fin de La La Land nous projette dans un film rêvé que Chazelle ne peut faire exister qu'à l'état de miniature virtuelle. Et ce film est techniquement parfait parce qu'il n'est pas réel : un couple de danseurs se projette sur un fond blanc en ombres chinoises, les décors n'ont plus à négocier avec la laideur agressive de Los Angeles, John Legend a disparu.


Legend est pourtant la clé du film. Avec son discours pragmatique sur le jazz, il n'a pas seulement brisé le rêve conservateur de Sebastian, il a aussi sorti Chazelle de sa posture néoclassique, il a éteint les étoiles qui se sont rallumées dans la scène over the top du planétarium, il a ramené Youtube et MTV dans les décors peinturlurés du film. Legend est le seul personnage à avoir conscience de ce qu'est le présent dans La La Land. Et Chazelle lui ressemble un peu : représentant, à trente ans, le sang neuf d'une industrie qui ne sait plus vers quel great director se tourner, il sait qu'il ne peut pas faire des films pour les vieux. Il sait aussi qu'il ne peut pas se mesurer techniquement aux comédies musicales de Minnelli, que Ryan Gosling n'est pas Fred Astaire. Prétendre qu'il aurait pu penser le contraire est aussi absurde que d'imaginer Pete Docter concevant Inside out avec le désir de refaire un bon vieux Disney, alors qu'il travaille, comme tous les artisans de Pixar, à simplifier le monde émotionnel des enfants. En revoyant La La Land, j'ai moins pensé à Minnelli qu'à Inside out : dans les couleurs comme dans les émotions primaires qui traversent les personnages, Joie et Tristesse, les films sont proches. Tellement proches qu'on peut penser que La La Land vise un public nourri au lait de Pixar, déjà familiarisé avec ses machines sentimentales (voir à ce propos la conférence qu'a donnée Hervé Aubron sur Pixar au Forum des images). On peut difficilement imaginer une écriture soufflant si aisément le chaud et le froid, entre mièvrerie et scepticisme, enchantement (joie du numéro de claquettes) et mélancolie (tristesse de la scène finale). Dans le club de jazz dont Sebastian est devenu le propriétaire – grâce, on le suppose, à l'argent ramassé lors de sa tournée avec John Legend – la mélancolie surgit brutalement, conduisant le film vers un étrange compromis, entre camelote romantique et morale libérale. Joie et Tristesse.


Le champ/contrechamp final de La La Land est marqué par cette lucidité un peu triste. Celle de Chazelle comme celle de ses personnages, désormais conscients de la naïveté de leur nostalgie, de la bêtise de leur romantisme passéiste. Adieu La Fureur de vivre, adieu Charlie Parker. Le club de jazz qu'a ouvert Sebastian devait s'appelait Chicken on a Stick en hommage à Charlie Parker. On découvre pour finir qu'il s'appelle simplement « Seb's ».

chester_d
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le 20 févr. 2017

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chester_d

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