La La Land se termine sur deux visages en champ-contrechamp. En une double épiphanie, deux infinis tragiquement assortis dansent alors l'espace d'un instant à la lisière de prunelles claires, et se répondent dans les regards croisés d'Emma Stone et de Ryan Gosling, à jamais touchés par la Grâce – ici l'éclat vital d'un accomplissement, là l'ombre d'une insondable solitude. Aussi n'est-ce pas si étonnant que parmi ses thuriféraires, le film trouve des gens si diversement touchés par sa petite musique. Car si à la sortie de la salle les uns bondissent emplis de lumière et d'énergie, de bonheur et d'entrain, les autres, une fois la dernière note du générique achevée, se lèvent inconsolables, lourds de vertige et de chagrin. On pourrait voir dans cet écart une incongruité, alors que voilà simplement l'un des quelques miracles à l’œuvre dans le prodigieux long-métrage de Damien Chazelle : toute la condition humaine y paraît synthétisée, quelque chose comme la grandeur et la misère de l'Homme méditées par Pascal.


Résumée en quelques mots choisis, une histoire a toujours l'air banal. Et de fait, c'est sans doute précisément parce qu'elle est ordinaire que celle de Mia et Sebastian est si bouleversante : tous deux sont de doux rêveurs, animés depuis leur enfance par une vocation irrésistible, une aspiration qui les meut et qui les maintient à l'écart de la vie tout à la fois. Elle aimerait être actrice et apporter sa vérité à la scène du monde ; lui est pianiste et voudrait ouvrir un bar de jazz à l'ancienne, afin d'inviter tous les passionnés à venir s'y produire et s'y réinventer chaque soir. Tous deux sont terriblement conscients de la fragilité de leurs rêves, mais aussi de celle du prétendu réel qui les entoure. Car il est évident que le monde entier est une estrade, sur laquelle hommes et femmes, tous comédiens, vont et viennent se produire chaque jour, ainsi que le rappelait Shakespeare dans *Comme il vous plaira*, et à sa suite Minnelli dans *Tous en scène*. Cette idée semble le point de départ même du projet filmique de Damien Chazelle, qui à travers la réactivation du genre presque évanoui du musical hollywoodien, s'interroge sur le rapport des spectateurs à un imaginaire que nourrit la tradition du spectacle populaire, et sur la manière dont chacun accorde ses rêves à la réalité.

Cela donne lieu, dans l'articulation du récit, à tout un ensemble de moments décalés, où le flux du réel vient se heurter au petit monde que les personnages se créent pour eux-mêmes. Ainsi, dans une séquence située au début du film, Mia, de retour d'un casting foireux, est sur son lit, perdue dans ses pensées devant une affiche où on reconnaît Ingrid Bergman. La voilà ensuite sortant de sa douche qui, dans la buée et la lumière rouge tamisée de sa salle de bains, se donne la sensualité vénéneuse et le mystère de la femme fatale. Les motifs semblent faire écho à la façon dont Rita/Camilla se retrouvait iconisée en deux plans par l'esprit de Diane/Betty dans *Mulholland Dr.* : allongée et vulnérable, recroquevillée sur le lit de sa sauveuse, puis s'inventant une identité perdue en capturant dans le miroir qui la reflétait une affiche de *Gilda* où se dessinait la silhouette mythique de Rita Hayworth.

Quoi qu'il en soit, dans La La Land, le fantasme de Mia s'évapore instantanément aussitôt qu'une de ses colocataires ouvre la porte de la salle de bains, en lui lançant une remarque aussi triviale que malicieuse sur l'étuve qu'elle a créée en laissant tout fermé. De la même manière, plusieurs instants suspendus dans le film finissent par être rompus par un élément parasite, comme si la réalité des contingences extérieures venait s'imposer aux personnages et les contraindre à sortir de leur bulle de perception : Mia bousculée et ignorée par Sebastian alors qu'une prestation au piano de ce dernier l'avait plongée dans un état second – scène de première vue extraordinaire, où la façade du bar dans lequel se produit le jeune homme figure la peinture d'un public attentif, comme si le lieu constituait la scène-clef où le spectacle de la vie des deux héros commençait... - ; on se rappelle également la sonnerie prosaïque du téléphone portable de Mia à l'instant délicat d'un premier rapprochement entre les personnages ; et encore, dans un exercice de mise en abyme qui n'est pas, là aussi, sans rappeler une scène de l'avant-dernier film de David Lynch, on se souvient de Mia installée dans une émotion profonde lors d'une audition – son visage cadré plein champ, oubliant la caméra en train d'enregistrer sa performance, alors que s'agite dans le flou de l'arrière-plan et derrière une porte, une intruse prête à surgir et à briser l'instant... Et puis il y a ce moment où la pellicule de La Fureur de vivre brûle dans la salle de cinéma qui projette le long-métrage. Idée magnifique, les deux personnages qui assistaient à la séance décident alors de poursuivre le film dans la réalité, en se rendant tous les deux à l'observatoire qui constitue l'un des théâtres cruciaux du chef-d’œuvre de Nicholas Ray : c'est là qu'est scellé le véritable début de leur histoire d'amour, là que semblent finir par cohabiter pour un temps les fantasmes et les corps.


Dans cette perspective, les voix fragiles et les lignes de danseurs non accomplis, qui sont ceux des deux comédiens principaux, paraissent vraiment les plus à même d'incarner la dialectique du film : comme chez Demy, par exemple, la grâce des numéraux musicaux naît précisément du caractère amateur de ceux qui les interprètent, et du fait que lors de ces séquences, les personnages demeurent toujours dans un entre-deux, un pied dans l'idéal rêvé, un autre dans la langueur et les lourdeurs du quotidien. Si à l'image du cinéaste les personnages sont hantés par les images de Minnelli, de Wise, de Donen (*Singin' in the rain*, *West Side Story*, *Un américain à Paris*, *Tous en scène*... sont clairement convoqués à plusieurs reprises), ce sont bien Sebastian et Mia, dans le Los Angeles de 2016 qui rêvent, trébuchent et s'envolent... Du reste, la nature même des chorégraphies épouse ce balancement entre fantasme et réalité, à commencer par celle qui accompagne le morceau *Someone in the crowd* au début du film. Chazelle joue ainsi avec un topos bien connu, déjà développé dans *Grease* par exemple : une scène de filles, où les unes et les autres se préparent pour aller au bal – c'est-à-dire ici à une soirée de cocktail. Tout le morceau est articulé autour d'une fausse légèreté que traduisent les écarts entre ses moments d'entrain et ses ponts mélancoliques, entre les échanges pétillants de la bande de copines qui se prépare en toute conscience à participer à un jeu mondain, et le désir angoissé qui semble motiver ce jeu : celui d'une rencontre décisive, du croisement miraculeux de quelqu'un dans la foule susceptible de nous élever vers autre chose. Et c'est là que réside la très grande beauté de ce passage : dans le glissement référentiel opéré peu à peu dans le titre de la chanson. Pour Mia, il s'agit moins en effet de rencontrer *Someone in the crowd* que de ne plus être elle-même *Someone in the crowd*. C'est-à-dire de trouver ce pour quoi elle est faite, et d'avoir enfin le sentiment de s'accomplir un peu.
À partir de là, tous les enjeux de l'histoire d'amour de Sebastian et Mia semblent distribués. C'est bien la puissance décisive de leur rencontre, et l'accord unique de leurs âmes qui les conduira à se révéler à eux-mêmes, elle comme lui. Pour figurer l'importance de cette rencontre, le film construit leur rapprochement avec une poésie et une intelligence rares, notamment par le biais de l'utilisation purement cinématographique de la musique. D'abord, le compositeur Justin Hurwitz les lie à travers le thème joué par Sebastian au piano, leitmotiv entendu à tous les moments essentiels de leur histoire, et qui connecte les deux personnages bien au-delà de la relation concrète qu'ils engagent. Ainsi, si la chanson *City of stars* est celle de leur complicité et de leur accomplissement, les notes de *Mia & Sebastian* inscrivent le couple dans une éternité qui dépasse le temps d'une vie commune ; un temps qui est à la fois l'éternité du rêve – celui de Mia dans l'épilogue, rejouant tout ce que la vie des deux amants n'aura pas pu être -, celle du cinéma et de l'art en général sur le plan métadiégétique, et celle du flux général de l'existence si on se place dans une perspective cosmique et existentielle. Ensuite, Chazelle fait éclater l'évidence du couple dans le mouvement du double pas de deux qui le met en scène. Dans un premier temps, Mia et Sebastian badinent sur *A lovely night*, chanson à l'image de leur fébrilité mêlant espoir et incrédulité, qui déconstruit ironiquement le motif de la soirée aux circonstances magiques, et au cours de laquelle deux êtres sont naturellement appelés à se rapprocher. Le numéro de claquettes qui prend le relais des mots raconte alors, à travers la construction même du morceau, l'aimantation des corps en dépit des réserves et des doutes qui polluent encore les esprits méfiants : après s'être cherchées, les silhouettes de Ryan Gosling et d'Emma Stone entament une danse qui les coordonne l'une à l'autre, les fait se suivre, les met au diapason, les place côte à côte... Dans un deuxième temps, la valse de l'observatoire termine de rapprocher les êtres, tout en replaçant leur rencontre dans un plan plus vaste et proprement métaphysique : l'un et l'autre s'envolent d'abord littéralement, surpris eux-mêmes par le caractère surnaturel de l'événement, puis n'est plus figurée que la conjonction d'un homme et d'une femme dans le cosmos étoilé, comme le ballet rare et précieux de deux corps astraux errant dans l'immensité de l'univers. C'est sublime.

De fait, Mia poussera Sebastian à ne pas brader ses envies pour conforter autrui, orientera sa réflexion et lui donnera les clefs de sa réussite ; de son côté, lui la soutiendra dans le doute et l'encouragera à prendre en mains son destin. Mais le film souligne dans le même temps avec une acuité terrible la cruauté ordinaire de l'existence. Dès la fin de la saison d'été où s'épanouit le couple, un sommaire nous rappelle que le temps de l'accomplissement est fatalement un temps d’accaparement : alors que l'un des partenaires est invisible, pris par ses activités, l'autre se concentre sur ses propres affaires et s'abîme dans la réalisation personnelle, dans une banale urgence de vivre. Mia et Sebastian finissent par ressembler aux instrumentistes d'un jazz band tels que les décrit Sebastian : dans des harmonies de circonstance, dans l'accompagnement ponctuel du tempo de l'autre - mais toujours en lutte pour faire entendre leur voix, leur musique, leur simple raison d'être... Et le film de nous faire entendre cette idée profondément tragique : c'est précisément parce que Mia et Sebastian ont eu la chance de se rencontrer et de se reconnaître l'un l'autre qu'ils ont la possibilité de s'accomplir ; mais c'est précisément parce que c'est quelque part leur destin de s'accomplir que leur flamme ne peut pas durer : celle-ci est condamnée à s'éteindre dans la résignation de l'absence, ou bien à se trahir parce qu'elle obligerait l'être aimé à se maintenir dans une disponibilité à soi aliénante. Le récit suggère ainsi qu'en maintenant le couple coûte que coûte, Mia et Sebastian se précipitaient vers deux perspectives intenables : ou bien l'amour était malgré lui un obstacle qui, à force de provoquer les frustrations, détruirait le couple, ou bien il était consumé à petit feu par le souffle qui emmenait chacun sur sa voie. Au lieu de se détruire l'un l'autre et de détruire leur amour, les personnages n'ont de fait qu'une seule solution : se dire adieu. C'est tout le sens de cette merveilleuse et déchirante scène où, devant un observatoire que les deux héros contemplent pour la première fois de jour, Mia voit clair, et assure à Sebastian qu'elle l'aimera toujours en dépit de tout ce qui pourra arriver par la suite. Et c'est cette promesse qui est actée dans l'échange de regards final entre les deux anciens amants : les sourires tristes qui se dessinent alors sur les visages de Mia et Sebastian disent autant l'éternité de leur amour, que l'éternité de leur solitude, et de leur impossibilité à se retrouver.

À vrai dire, toute l'extraordinaire séquence initiale, dans son parfait trompe-l’œil, concentre déjà l'ensemble du propos du film. Au cœur d'un embouteillage, les bruits des klaxons figurent les voix d'hommes et de femmes coincés dans le bouchon, se télescopant dans une cacophonie informe ; et puis peu à peu les sons de la circulation semblent transfigurés, pour laisser place aux notes de musiques, ainsi qu'aux voix réelles des personnes. Par son ton entraînant, la chorégraphie joyeuse de ses danseurs, la lumière dans laquelle elle baigne, la séquence qui suit fait autant penser à l'ouverture des *Demoiselles de Rochefort* que la conclusion rappellera par certains aspects celle des *Parapluies de Cherbourg*. Et de la même manière que le bac dans lequel on voit arriver les forains dans le chef-d’œuvre de Jacques Demy, le tronçon d'autoroute sur lequel se déroule la scène fonctionne ici comme un lieu de transition vers la ville des rêves de LA. Seulement, la chanson que les visages anonymes entonnent, *Another day of sun*, paraît à rebours raconter une histoire similaire à celle de Sebastian et Mia : des êtres éveillés par leurs rêves, appelés à transmettre le flambeau de leur passion et à nourrir les autres, mais aussi à porter le deuil d'histoires passées... Ainsi teinté d'amertume, le morceau épouse en fait la mélancolie profonde du film derrière son énergie de façade. Par ailleurs, la scène est filmée en plan-séquence, dans un mouvement extrêmement élaboré et signifiant : il s'agit de faire de l'espace filmé une représentation du monde. Grâce à la magie du cinéma, l'habitacle cloisonné des consciences s'ouvre, et laisse deviner les aspirations et les appétences de chacun : chant, jeu, percussions, acrobaties, sports mécaniques... Le plan-séquence embrasse ainsi différentes figures les unes après les autres, comme si elles formaient une chaîne et que se créait une émulation générale permettant aux passions des uns de nourrir les rêves des autres. En fait, le temps des quelques quatre minutes que dure la séquence, tous les individus dans la foule sont accompagnés comme le seront ensuite Mia et Sebastian, avant d'être perdus dans les voitures aux portières refermées, ramenés à un anonymat et à une errance solitaires. En se prolongeant au-delà du numéro musical et en s'approchant successivement des véhicules des deux héros (la décapotable de l'anticonformiste et la Prius de l'actrice en herbe...), le plan-séquence termine d'inscrire Mia et Sebastian dans cette collectivité disparate, cette somme d'individus à l'existence à la fois si précieuse et si dérisoire. Car c'est bien cela qui vibre dans cette séquence introductive, comme du reste dans l'ensemble du chef-d’œuvre de Damien Chazelle : l'idée au fond que nous sommes tous *Quelqu'un dans la foule*.
LordAsriel
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le 17 juil. 2020

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