La Leçon de Piano est un film qui a tout pour lui, comme certaines personnes ont tout pour elles, la beauté et l'intelligence, l'émotion et la grâce. Premier plan, premier indice : de la chair, la peau de la membrane fine et transparente qui relie les doigts entre eux. Puis en contrechamp, la caméra perçoit l'œil qui, derrière la fente, observe le monde. Elle saisit, limitée comme par les parois d'une meurtrière, un regard emprisonné. Celui d'une femme appartenant, par l'austérité de sa tenue et de ses traits, à la bourgeoisie blanche, anglo-saxonne et puritaine. Elle vit en milieu colonial, ce qui n'arrange rien à ses réflexes corsetés. Toute autonomie lui est refusée, et elle ajoute aux interdits victoriens sa propre autocensure. Très vite, une image fulgurante embrase l’imaginaire et fouette l’élan romanesque de la fiction : la vision d’un piano sur une plage désolée, dans sa caisse, comme un cercueil abandonné où dormirait un cher naufragé. On est en 1852. Ada arrive d'Ecosse en Nouvelle-Zélande. Elle est pâle et menue, tient sa fille Flora, neuf ans, par la main. Toutes deux forment une entité quasi indivisible, s’abritent sous la même crinoline-igloo, partagent le même lit, lovées l’une contre l’autre. Elles seront bientôt jetées ensemble dans la violence conjuguée de la nature et d’une société pionnière déjà dominatrice. Ava attend son futur époux, Alistair Stewart, qu'elle ne connaît pas, leur mariage ayant été arrangé. On entend sa voix, disant que ce n'est pas la sienne mais celle de son esprit, sa voix "intérieure" car elle est muette. Le mari veut laisser l’instrument au pied des falaises, trop lourd, trop incongru. Un autre homme, George Baines, ami et voisin de Stewart, proche des indigènes maoris dont il porte le maquillage rituel, saisit au premier regard la détresse de l'indomptable Ada et la clé de son silence : sans son piano, elle n’existe plus, elle est folle. Le mari, la femme, l'amant. Le schéma du vaudeville classique va exploser en un drame impétueux, le triste trio conventionnel se muer en un quatuor incandescent. L’instrument va tout changer. Objets inanimés, avez vous donc une âme ? Et comment, et un corps, et des cordes frappées, et des touches caressées.


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Ada veut son piano. Elle est en mesure de le reconquérir, morceau par morceau, si elle accepte le jeu proposé par Baines, qui l’a récupéré. Contre des leçons, il le lui restituera. Mais ce sont très vite des gages, choisis par lui, qui font office de monnaie d’échange. Si elle relève sa jupe, elle gagne une touche. Si elle dénude ses bras, deux touches. Dix touches (elle marchande âprement) pour venir s’allonger près de lui. Jamais travaux d’approche furent si sophistiqués. De ce marché sordide va pourtant naître une catastrophe inattendue et magnifique : l'amour. Et pas de mots pour le dire, seulement la partition lyrique composée par Michael Nyman. Chez Ada, la communication dépasse la rationalité et s'inscrit directement dans l'autre, comme sur une feuille blanche. À l'inverse, les personnages qui l’entourent sont affectés d'un sens déficient, d’une incapacité à saisir le monde dans sa globalité : Stewart ne comprend pas le maori et reste insensible à la musique, Baines ne sait pas lire, l'accordeur est aveugle... La jeune femme se situe ailleurs, sur le plan des affects et des expressions (regards, gestes des mains, caresses, odeurs). Somnambules, ses ardeurs et sa révolte s'expriment sans médiation intermédiaire sur son piano, qui devient de façon métonymique son substitut, allant même jusqu’à porter son parfum. Ces correspondances baudelairiennes en font le prétexte de la séduction et l'instrument du désir : Ada, sans en avoir conscience, joue des romances qui ensorcellent George et formulent plus sûrement qu'elle ne voudrait le reconnaître son attirance pour lui. Une fois seulement, elle place quelques accords furieux qui l’éloignent lorsqu’il se montre trop entreprenant. L’amour de celui-ci passe par le don du Broadwood, annulant un contrat qui faisait d’elle une "pute" et de lui un "misérable". Son geste les sauve et libère la passion d’Ada.


Si Jane Campion s’affirme artiste des profondeurs de l’être, son style poétique est loin de tirer vers l'abstraction. Il s'inscrit au contraire dans la réalité la plus tangible, à travers les éléments qui renvoient aux états d'âme de chacun. Le film plonge ainsi dans un marécage de l’esprit, élabore un paysage mental qui, des sentiments les plus secrets, donne une vision épurée, traduisible par une connivence intime et quasi télépathique. Le corps d’Ada est l’objet premier de l’embrasement de Baines, qui en découvre et en adore la moindre parcelle, de la pointe de la bottine au grain de peau apparaissant sous une maille défaite. La réalisatrice dépeint une humanité dont les pulsions restent enfouies dans un inconscient occulté et effrayant — la forêt en est le symbole. Les tatouages arborescents des Maoris, bariolés comme des totems, piliers de la sagesse participant à l’ordre secret du monde, évoquent les nervures des arbres, les dessins des fougères, et situent l'homme dans le règne végétal. Les marques sur le visage de Baines l'apparentent à un faune des tropiques. La maison de celui-ci semble flotter sur un lac de fange limoneuse, tandis que Stewart a brûlé tous les arbres qui entouraient sa demeure : la clairière calcinée est aussi morte que sa libido stérile. Les relations entre Ada et sa fille vibrent quant à elles d'une profonde complicité, et brossent la première esquisse d'une artiste épanouie et ouverte sur le monde. Elles trouvent un écho grotesque dans le couple que forment tante Morag et Nessie, rombières médisantes et vulgaires, dont la fille est le perroquet de sa mère. Flora, au contraire, est une sorte de Cupidon qui s'égare, car ses zèles, qui lui font préférer le mari à l'amant, provoquent le drame mais favorisent aussi, par des voies détournées, le triomphe de Vénus. Proche de tous (les commères, les Maoris, Stewart, Baines et sa mère), capable de se déplacer par tous les moyens de locomotion (poney, patins à roulettes...), elle est la messagère des exquis désastres de la passion, le destin aux dents de lait, une quintessence de petite fille qui trahit en jouant et sème involontairement le désordre, un démon innocent qui court avec des ailes d'ange (elle fait partie du chœur séraphique de la pièce de théâtre). Le plan qui la montre sautillant sur la crête d’un mamelon, ligne ondulée de collines en dos de dinosaure, livre la clé de tous les tourments.


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La Leçon de Piano repère la délicatesse naturelle d'une sensualité première. La sexualité n'y est qu'attouchements, glissements, frôlements, et lorsque les corps s'étreignent, ils sont déployés, longs et enlacés. Même quand le mari a compris l’adultère de sa femme, qu'il l’enferme et qu’Ada tente alors une relation physique avec lui, ses gestes de la main cherchant le creux de l'autre main, parcourant le torse masculin jusqu'au plexus et au-delà, ces esquisses de caresses sont recherche de douceur, de sensations enveloppantes plutôt que de possession. D’une manière inexplicable et inexpliquée, les voilà soudain réunis dans le mystère fascinant d’un pur dialogue charnel. Évidemment, Campion n'en reste pas à ce mode mineur. Au-delà de la jouissance, elle suggère un mode majeur : la puissance de l'éros féminin, tellement éclatante qu'elle donne lieu à une paradoxale castration. À la hache, Stewart sectionne un doigt de son épouse, et l’amputation rime avec celle du piano, privé d’une des touches dans lesquelles Ada gravait les mots qu’elle destinait à Baines — ce sont les stigmates de la passion. Lorsqu’elle quitte l'île, l’héroïne fait jeter le piano par-dessus bord, mais celui-ci l'emporte dans sa chute. Ada se libère pourtant du cordon ombilical (la corde) qui la relie à l'instrument. Les bras des Maoris l'arrachent aux gouffres et la tirent vers un ciel bleu, dans un ralenti saccadé, comme une renaissance au milieu d'un peuple d'anges, en apesanteur. Elle remonte à la vie et vainc ainsi l’appel de Thanatos. Le piano gît dans les fonds abyssaux, ne pouvant plus que la hanter en songe, lorsqu'elle se voit retenue par lui telle une montgolfière. Séquelle de ce passé sous pression, il ne lui faut dès lors qu'un peu d'obscurité pour retrouver lentement l’usage de la parole et aimer en femme libre. Optimisme qui explique la beauté morale du personnage d’Harvey Keitel. De lui-même, il met fin au chantage infligé à la musicienne. Il situe ainsi leur amour au plan de la reconnaissance mutuelle, hors tout rapport de domination. Dans La Nuit du Chasseur, auquel renvoie l’onirisme de La Leçon de Piano, Shelley Winters était prisonnière des herbes et de l'eau, ses cheveux transformés en algues. Et comme le film de Laughton, auquel il emprunte cette image inoubliable, celui de Campion est un véritable conte de fées, où la petite sirène doit perdre l’escarpin de Cendrillon avant de retourner au monde des humains, où une sérieuse petite fille parle de père foudroyé pour expliquer l’extinction d’une voix, où le bruit d’un doigt de métal sur une touche d’ivoire devient l’équivalent d’un coup de baguette magique réconciliant la partition avec la mélodie, ou si l’on préfère le message avec le sens.


Cinéaste de la douleur d'être au monde, Campion dévoile l’univers intérieur d’êtres torturés et fragiles. La séance de Barbe-Bleue résume à merveille cette contagion de la vie par l'art puisqu'elle anticipe le drame à venir. Stewart est une figure de Henry VIII, qui vise à l'expansion de son royaume : il tente de prendre des territoires maoris, échange sa femme, via le piano, contre une parcelle. Comme Anne Boleyn possédait selon la légende un onzième doigt, Ada rejoint la "monstruosité" de sa devancière avec son index d'argent. Cette veine fantastique transforme les protagonistes en esprits, en spectres. C’est le fantôme d’une gouvernante dont la silhouette se découpe sur une paroi vitrée ; c’est Ada qui apparaît en ombres chinoises lorsqu’elle demande à sa fille de porter une touche du piano à son amant. La cinéaste éclaire le théâtre tragique de la vie avec une inspiration constante qui l’autorise à tous les excès formels, sans jamais nuire à la clarté du propos. Elle ne recule pas devant la crudité ni le détail trivial. Son histoire est comme un jeu de pistes qui passe de mystère en découvertes, et dont la luxuriante invention esthétique laisse pantois : hippocampe de coquillages sculpté sur le rivage, joncs du bush entremêlés dans une lutte primitive, enfant dansant et faisant la roue sur le sable mouillé pendant que la mère joue un air entêtant auquel les vagues et le vent semblent répondre, robe noire gonflée comme un ballon s’enfonçant dans la boue jusqu’au tronc, camaïeu de gris perle et de bleu nuit, avec un grain et une densité quasi tactile du matériau-lumière… Parfaitement équilibré, le récit adopte une structure en miroir. Ici, le ventre d’un bateau que l’on voit au début est prémonitoire d’un autre voyage. Là, les visages en gros plan sont autant de têtes coupées comme celles qui dégoulinent de peinture sur le drap du spectacle, que les autochtones interrompent pour voler au secours des actrices parce que cette représentation ne fait pas partie de leur culture. Les dernières images sont celles d’un rêve de retour à l'harmonie cosmique, où Ada se voit flotter dans les eaux azurées de la mer. Enivrante alchimie, qui offre à cette carte du Tendre, ce grand portrait de femme, leur splendide identité romantique.


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Thaddeus
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le 6 sept. 2015

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