Partition pour deux coeurs et silence assourdissant


Huile de palme



En signant son troisième film, la cinéaste Jane Campion réalise ni plus ni moins qu'une oeuvre exceptionnelle.
Exceptionnel, La Leçon de piano l'est à plus d'un titre. Il s'agit du premier et unique film mis en scène par une femme ayant reçu la récompense suprême au plus important festival de cinéma, et de l'une des meilleures mises en images du désir féminin.
Ada est une femme sacrifiée par sa famille qui n'accepte pas son mutisme, sa liberté, son caractère fort qui ne colle pas à ce qui sied aux femmes de son temps. Veuve, elle est vendue par les siens à un homme vivant à l'autre bout du monde.



"Rien n'est plus attachant qu'un animal"



dira la tante Morag à Alistair quand celui-ci affirme qu'Ada deviendra affectueuse. .
Ouvertement influencée par la lecture d'Emily Brontë, Jane Campion admet n'avoir réussi à insuffler à son récit le romanesque et la sauvagerie souhaitée qu'après plusieurs réécritures et relectures du roman phare de la littérature britannique. Elle se réapproprie l'humanité et la puissance des émotions afin de les adapter à sa Nouvelle Zélande natale. Les décors du Bush, leur identité propre de ces décors mmagnifiques est utilisée brillamment pour faire ressortir le côté primitif des personnages censés être des gens civilisés. A la fois effrayante, protectrice et magique à filmer, cette nature mythologique farouche et mystèrieuse renvoie aux caractèristiques des Landes anglaises chères aux héros d'Emily.
Cela saute particulièrement aux yeux puisque le personnage principal ne peut les exprimer (ses émotions) que par le corps et la musique. Privée de l'usage des mots, elle communique par l'intermédiaire de son piano, elle s'exprime au travers de la musique. A la fois envoûtante et superbe, la partition de Nyman accompagnant les images montrant la douleur, la contrainte avec une beauté extraordinaire. La musique est traitée comme un personnage à part entière de l'histoire où plutôt comme le reflet de l'âme de l"héroine. Le rythme de celle-ci, son tempo allant de pair avec son humeur et ses émotions. Tantôt passionné ou mélancolique.
Le marché de dupe entre Ada et Baines respectivement promise et ami de Alistair se révèlera d'une dangereuse sensualité aussi déconcertante qu'excitante. cet homme bourru, renfermé et brusque va tomber dans le piège qu'il a lui même tendu à la jeune femme.
Entre ses deux personnes en manque de communication "normale" et efficace, font s'opposer le ressenti et l'expression de ce dernier.
Les langages des deux personnages (la musique pour elle et la sexualité pour lui) étrangers l'un à l'autre dans un premier temps vont apprendre à se répondre et se mélanger petit à petit. Les sentiments refoulés ou médiocres s'expriment par des mots intelligibles au plus grand nombre alors que l'amour le plus profond, noble restera muet. Ainsi Alistair, terre à terre forcera les sentiments de la jeune femme alors que Baines préfère renoncer à la jeune femme et la laisser revenir remplie d'un désir sincère et non extorqué d'une manière ou d'une autre pour favoriser un réel abandon érotique. Le jeu n'est plus suffisant et l'aveu est nécessaire. Il sait instinctivement que le sexe ne mène pas à une relation mais que c'est la relation qui doit conduire à la sexualité.



"Je fais de vous une pute et ça me rend misérable."




Voie intérieure



Là où le projet de Campion aurait pu être casse-gueule c'est qu'elle fait rentrer le spectateur dans la sphère la plus intime de Ada. Or elle réussit à lui offrir une place de confident plus que de voyeur. La connivence peut s'installer. La manière dont Holly Hunter laisse ses doigts pénétrer dans la caisse de bois fissurée afin de caresser l'ivoire des touches de son cher instrument et le plaisir qu'elle y prend est à ce titre exemplaire. Le visage fermé et sombre de la jeune femme s'éclaire comme par miracle et gagne une expressivité peu commune. Les gestes hachés avec lesquels elle communique tant bien que mal, sa maladresse deviennent comme par magie un ballet gracieux quand ses doigts effleurent l'ivoire de l'instrument tant aimé.
La caméra passe du visage d'Ada aux touches blanches du piano. Baines et Flora ne sont que de la figuration dans cette scène même si l'enfant s'impose comme un élément important, pas encore une menace


(Elle le deviendra à force d'être mise à l'écart du couple Ada/Baines et exclue des leçons que SA mère lui donne et donc de son intimité qu'elle ne partage plus)


, dans la mélodie de sa mère mais sa présence est déterminante. Habillée de blanc, elle détonne dans cet univers sauvage et désincarné, comme ce sera le cas plus tard avec ses ailes d'ange symboles de son innocence mais de sa détermination implacable.
Le piano, instrument complexe est une métaphore du monde civilisé. Son langage universel n'exprime que des émotions. Ada et Baines trouvent à travers ce langage commun une innocence qui leur permet de s'apprivoiser et d'accepter leur amour. L'intimité d'un couple se transforme en oeuvre d'art.
Ce qui rend ce film universel c'est qu'il n'est en rien un manifeste féministe mais l'autopsie de la naissance d'une passion dévorante. Ainsi, loin d'un classicisme de facade, Jane Campion joue avec ses personnages en les confrontant avec leurs sentiments, leurs pulsions les plus profonds, ceux qu'ils refusent d'accepter. Même dans la façon de jouer s'opposent la passion et la fébrilité d'Ada à l'académisme et la technicité des autres musiciennes qu'elle côtoie. Le poids de l'époque victorienne empêchant les désirs d'être librement vécus et assumés. Cette fusion des opposés, s'ils sont impossibles pour les personnages, Jane Campion, en mêlant technique et sentiments y réussit, elle, merveilleusement car elle équilibre parfaitement passion et méthode.

Rawi
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le 28 juin 2016

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