Bien entendu, La Ligne rouge est un film de guerre. Un vrai film de guerre, qui renvoie aux grandes réussites de John Ford ou Samuel Fuller. Un film de guerre humain, qui sait prendre le temps de s’intéresser aux humains présents dans l’uniforme. Qui sait décortiquer la peur qui s’infiltre dans ces interminables minutes avant l’attaque. Des moments suspendus où, même entourés de centaines d’individus, nous sommes forcément seuls avec nos peurs. Des moments où l’on cherche quelque chose capable de nous rassurer, la flamme d’une bougie qui chasse un tout petit peu d’obscurité.
La Ligne rouge est aussi un film qui sait montrer comment des individus, pris dans leur personnalité, leur subjectivité. Les voix off étalent les idées, les pensées, parfois contradictoires, qui peuplent ces personnages dans ces terribles moments calmes où l’absence d’action libère du temps pour la pensée. La caméra aussi, par sa faculté à s’arrêter, à scruter un personnage, peut nous en dévoiler des facettes insoupçonnées, inavouées presque, comme ce plan sur le colonel (formidable Nick Nolte, qui semble né pour ce rôle). Jusqu’à présent, nous étions face à un homme sévère, brutal, qui exigeait une soumission totale de ses subalternes ainsi qu’un sacrifice de leurs soldats, un homme ambitieux aussi. Le genre de personnage qui est parfaitement à son aise dans un contexte guerrier. Un personnage, disons-le tout net, avec lequel nous ne sommes pas amenés à sympathiser. Et pourtant, il suffit d’un seul plan, muet, sur cet homme, assis, seul… Un instant volé où, dans son regard figé, que l’on devine plongé dans ses souvenirs, on ressent toute la douleur de cette tragédie, tout ce qu’il ne peut pas montrer à ses hommes, tout ce qu’il est est obligé de taire (et dont la force n’en est que démultipliée, justement, par cette nécessité à tenir secrète la douleur).
Il y a ceux qui acceptent la condition absurde de l’existence.
Il y a ceux qui cherchent douloureusement des réponses supérieures.
Il y a ceux qui se réfugient dans les souvenirs chaleureux d’une vie passée, seuls moments de bonheur qui permettent de ressentir de la chaleur humaine, voire quelque chose de plus.


Et, comme dans tout film de guerre qui se respecte, nous avons donc l’assaut. Et Malick sait alors donner à ces scènes un lyrisme paradoxal, à la fois beau et horrible. Les vastes mouvements de caméra, la musique, les couleurs, le rouge jaillissant sur le vert immaculé des hautes herbes, il y a une terrible poésie noire à-dedans.
Ne serait-ce pas terrible de faire de la poésie avec le massacre de jeunes gens qui n’avaient rien demandé ?
Je crois qu’il est ici question de point de vue.
Et si le point de vue adopté ici était celui de la nature ?
Dans ce film, comme dans Badlands par exemple, la nature est omniprésente, mais elle est surtout indifférente à ce qui se passe. Elle regarde cette petite fourmi qu’est l’homme (qui est souvent représenté dominé par la nature, les arbres, les bambous…), et l’on sent que tout ce qui se passe, les drames personnels qui se jouent là, indifférent totalement la nature. Les hommes se déchirent, et ce n’est pas plus un événement que si deux minuscules insectes se battaient.
Le grand paradoxe est ici. Il est au centre de la nature humaine. Il rappelle inévitablement le roseaux pensant de Pascal. L’humain contient tout un monde en lui-même, il est riche, fort, il peut être constructeur ou destructeur (voire les deux en même temps), mais l’humain est minuscule au sein de la création, presque un accident.
Ce n’est pas pour rien si la mort est la préoccupation essentielle de ce film. La mort est la preuve de la soumission de l’homme à la nature. La mort est la fin inévitable. Mais la guerre rend cette mort beaucoup plus présente à l’esprit, incontournable même. Dans la vie civile, il est toujours possible de trouver toutes les occupations possibles (les divertissements, dirait à nouveau notre brave Pascal) pour ne pas penser à la mort. Mais ici, à la guerre, la mort est présente parfois, il est impossible de ne pas y penser. Après tout, le principe de la guerre, à la base, c’est tuer ou être tué.
Et la présence de la mort, c’est la marque de l’insignifiance de l’humain. C’est le rappel que nous sommes soumis à des lois qui nous dépassent. Il y a constamment, dans ce film, la notion que quelque chose dépasse les personnages. La nature présentée comme une force ? Une divinité quelconque ? Ceci n’a pas d’importance.
Ce qui importe, c’est le lien entretenu avec la nature. Les Occidentaux recherchent un lien avec la nature, lien qu’il sont perdu depuis longtemps, ce qui les oppose aux Indigènes. Les scènes d’ouverture nous montrent comment une plus grande communion avec la nature peut apporter un surcroît de sérénité, de beauté, de calme.


Car les personnages du film aspirent à autre chose qu’à la guerre, à quelque chose qui les fasse sortir de leur finitude. Ils ne savent pas quoi. Ils ne peuvent le définir. Mais la pensée de quelque chose d’autre les guide, les aide à tenir. Il y a une volonté de trouver autre chose, de s’accrocher à autre chose pour pouvoir continuer. Et le film est traversé de moments qui élèvent les personnages : les souvenirs de Witt avec sa chérie, les scènes d’ouverture dans le petit village indigène, la contemplation de la nature… Tout ce qui permet de sortir de la (misérable) condition solitaire où l’on se trouve. Le fait que les souvenirs du couple soient aussi beaux, doux, chaleureux, est significatif. L’amour permet d’unir deux personnes et, ainsi, d’accéder à quelque chose de supérieur. Même si cet amour est peu durable, même s’il est imparfait et soumis à la finitude, comme tout ce qui est humain, il est un avant-goût de quelque chose de plus grand.
Le film est constamment tendu vers cela. Ce n’est pas un hasard si une bonne moitié de La Ligne rouge raconte l’histoire de personnages qui cherchent à atteindre un point situé en hauteur : symboliquement, c’est ce qu’ils font aussi spirituellement. Les hommes, avec leurs imperfections, cherchent une hauteur inaccessible. Ils essaient, ils doutent, ils hésitent. Certains donnent leur vie pour cela, d’autres n’essaient même pas.
Les humains sont imparfaits, ils sont faibles, ils sont violents, mais ils sont aussi amoureux, ils sont spirituels (par moments), ils sont attirés vers le haut.
Des roseaux priants...

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le 11 mai 2020

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SanFelice

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