La Llorona, à l'image du Guatemala dont il est issu, est un film métisse : métissage du réalisme et du fantastique ; métissage, aussi, du cinéma américain et de la culture d'Amérique latine.


Pour évoquer un fait réel, le procès d'un général pour le génocide des Mayas, Jayro Bustamante choisit d'organiser un huis clos, avec les codes du film d'horreur. Comme le rappelle l'excellent site Critikat, le cinéma guatémaltèque n'ayant que peu d'oeuvres inspiratrice, Bustamante se tourne vers le voisin américain et utilise tous les codes que celui-ci a institutionnalisés : lumières sombres faisant ressortir les visages blêmes, robinets qui se mettent en marche tout seul, regards fixes exorbités, sons graves lancinants, hallucinations auditives... On pourrait n'y voir, comme Critikat, qu'une accumulation de clichés.


Sauf que Bustamente associe à cet univers les croyances et traditions indigènes, encore vivaces dans ce pays que j'ai visité en 2016. Autour du lac Atitlan par exemple, les Mayas sont encore très présents, et l'on croise comme nulle part ailleurs, le long des routes, hommes et femmes en habit traditionnel. Tout près de là, au Nicaragua, j'ai visité un musée des légendes et traditions populaires où l'on prend connaissance d'une foule de croyances proches de ce qu'évoque ce film. D'ailleurs, dés la première scène, forte, centrée sur la femme du général puis s'élargissant à toute une chaîne humaine, on voit celle-ci se livrer à une incantation mêlant le catholicisme à la ferveur des rites indigènes.


De quelle légende s'agit-il ici ? Une "llorona", une pleureuse, reviendrait hanter les assassins ayant échappé à la justice. C'est le cas pour ce général, à la faveur d'un non-lieu comme souvent pour les puissants (toute ressemblance avec l'un des pays ayant aidé au financement du film serait fortuite). Après un procès centré sur une seule femme dont le visage est recouvert par un voile, superbe, d'autant plus lorsqu'elle l'ôte pour une ultime déclaration, il y a condamnation, dans un délire de joie, mais quelques jours plus tard, finalement, acquittement. La foule va alors se masser autour de la maison du général, cloîtré là avec sa famille, et réclamer justice. La "bande son" du film ne sera constituée quasiment que de l'écho des manifestants, hors champ, scandant des slogans, lançant des pierres ou jouant de la musique. Cet environnement sonore va peu à peu infecter les membres de la famille, chacun à leur manière : le général est en proie à des délires, sa femme fait des cauchemars qui la place en position de victime, sa fille se pose mille questions.


Et puis il y a Alma, la servante maya, intense et calme. Bustamante a la riche idée de ne la faire ni inquiétante ni menaçante. Juste une présence étrange. Sa longue chevelure noire, qui répond à celle, blanche, de la femme du général, fascine, comme dans la splendide scène de la baignoire où elle couvre sa nudité. La petite fille, Sara, va la prendre en affection. Ensemble, elles jouent aux dames, mais aussi à rester le plus longtemps la tête sous l'eau. Un souvenir traumatique qu'on comprendra à la fin, passant à travers Alma sans qu'elle en ait peut-être conscience. Soulignons ici la subtilité du film, qui ne tombe pas du tout dans la figure vengeresse. C'est bien le remords qui va ronger petit à petit la famille : de l'intérieur par la figure d'Alma, de l'extérieur par l'omniprésence des manifestants. Au point qu'elle rende justice elle-même. Où est le rêve, où est la réalité ? Tout se mêle, et on ne sait pas si les manifestants massés dans le jardin au creux de la nuit, à la fin du film, sont réellement là ou s'il s'agit d'une hallucination. Le film est parvenu à nous faire entrer dans la tête des bourreaux, minés par la culpabilité comme dans Crime et châtiment, référence incontournable sur le sujet.


L'eau est bien sûr l'élément central du film. Mais, là aussi, Bustamante évite les pièges, nous épargnant les images de rivières qui coulent "telle un fleuve de larmes". C'est d'abord un robinet qui fuit qu'entend le général, pas une pleureuse. Plus tard il y aura aussi la piscine, constellée de tracts de victimes, la baignoire dans laquelle Alma se rince, enfin le cours d'eau, surgissement de la mémoire traumatique.


L'horreur ne passe pas, ici, par le gore ou les jump scares. C'est la figure cadavérique de la femme du général, avec ses orbites creusées (répondant à celle du général qui nie au tribunal), ou ses ongles noirs qui luisent dans l'obscurité. Ce sont des grenouilles grouillant au bord de la piscine, envahie par la végétation. C'est surtout la lente prise de conscience, qui monte inexorablement, jusqu'au dénouement final.


Quelques faiblesses scénaristiques peut-être : l'histoire du mari de Natalia, disparu, est assez mal exploitée, et la servante qui serait une fille bâtarde du général n'était sans doute pas utile. Autant de pistes qui font perdre au récit de sa force, en l'éparpillant.


L'ensemble reste toutefois de haute tenue, et Bustamante signe là une oeuvre assez singulière, entre dénonciation politique et fable fantastique, entre réalisme et poésie. Métissage réussi.


7,5

Jduvi
7
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Créée

le 3 févr. 2020

Critique lue 540 fois

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Jduvi

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