Cet article révèle le dénouement du film ainsi que des éléments clefs de l'intrigue


Il est des ouvertures de films qui donnent d’emblée le ton. Le long plan séquence de « La soif du mal » d’Orson Welles en est l’archétype. « La loi de Téhéran » de Saeed Roustayi n’est cependant pas en reste. D’entrée de jeu le réalisateur iranien nous offre en effet une course poursuite haletante construite avec une précision toute mécanique semblable à ces installations minutieuses de dominos placés de telle manière qu’après une seule pichenette ils s’effondrent inexorablement les uns sur les autres jusqu’au clou final. Ce dernier étant ici la chute dans un trou abrupt de chantier du pauvre diable poursuivi par un policier puis son ensevelissement immédiat dans la foulée par une pelleteuse comblant au même moment cette profonde excavation. Escamotage donc d’un homme en fuite sans que ceux qui étaient à ses trousses, à la différence des spectateurs, n’en aient compris les modalités. L’illusion serait parfaite n’était ce paquet de drogue dont a réussi à se débarrasser le jeune délinquant avant de disparaitre. Disparition d’autant plus symbolique que de lui n’a été aperçu au début par les enquêteurs que son ombre mouvante mettant en branle l’action. D’emblée, par ce tour de passe-passe cinématographique, sont ainsi annoncées les principales thématiques, à savoir la lutte malheureusement illusoire contre le narcotrafic et le désenchantement des protagonistes découvrant soudain qu’ils ont hélas lâché la proie pour l’ombre.


Rien n’est plus jubilatoire en regardant un polar que de découvrir au fil de celui-ci un nouveau personnage dont on pressent qu’il restera certainement au panthéon des enquêteurs. Tel est le cas de Samad Majidi superbement interprété par Payman Maadi. Avec obstination mais aussi avec une abnégation sans pareille, ce flic de la brigade des stupéfiants de Téhéran s’est persuadé de pouvoir éradiquer avec son équipe ce fléau qu’est la drogue et notamment le crack dont la consommation a explosé en Iran. Une mission qui relève assurément du sacerdoce et qui suppose une nouvelle stratégie. Fini donc les coups de filet limités au menu fretin et aux seuls seconds couteaux. Il faut désormais viser la tête puis la couper. Encore convient-il de savoir qui elle est pour ne pas se tromper de cible. Et voilà que l’on retrouve notre effet domino. A partir de l’échelon le plus bas où débute l’opération policière chaque maillon de ce réseau cloisonné finira, l’un après l’autre, par s’affaler et par balancer le seul complice qu’il connaisse, soit son contact juste au-dessus de lui dans cette hiérarchie clandestine. La méthode semble porter ses fruits puisque, petit à petit, Samad Majidi et ses hommes parviennent ainsi à remonter la filière jusqu’à l’un de ses gros bonnets, Naser Khakzad. Son arrestation sera pour lui synonyme de potence puisque selon la loi en vigueur, celle de la République islamique, la seule possession de 30 grammes de drogue est sanctionnée par la peine de mort. Du procès Saeed Roustayi ne montrera rien, convaincu sans doute de l’inutilité de ce qui n’est plus désormais qu’une mascarade. En revanche, comme si elle avait réussi à s’installer au cœur même d’un épouvantable cauchemar, la caméra s’arrêtera longuement sur la pendaison collective de Naser Khakzad et de ses compagnons d’infortune saisissant sur le visage du premier ses ultimes sentiments avant la fin. Tout semble dès lors dit, sauf que Naser Khakzad n’était pas le numéro 1. Le vrai caïd, connu uniquement sous le pseudonyme du Japonais, est, lui, resté insaisissable. A l’évidence la pieuvre a encore de beaux jours devant elle.


Voici à grands traits la trame du récit. Il est toutefois tentant de l’appréhender également à travers la construction choisie par le réalisateur, soit une constante oscillation entre deux niveaux, le haut et le bas. Ce passage en images de l’un vers l’autre donne son rythme au film et illustre, sans qu’il soit besoin d’autre commentaire, les fractures que connait la société iranienne. Partons, en guise d’exemple, du personnage de Naser Khakzad. Avant son appréhension par les policiers, comme pour le caractériser uniquement de cette façon, ne sera dévoilé de lui que son luxueux appartement situé au dernier étage d’un immeuble grand standing. L’Olympe, en quelque sorte, pour ce ponte de la drogue. Le contraste est saisissant avec les bas-fonds de Téhéran où juste auparavant avait été plongé le spectateur. Là, vaille que vaille, tout un peuple de miséreux essaie de survivre, le corps trop souvent rongé par le crack que les sous-fifres de Naser Khakzad s’emploient à fourguer. Ici, point de logements fastueux mais une multitude de tuyaux en béton abandonnés servant désormais d’abri de fortune à une foule de malheureux. A la vue de ce bidonville on songe à celui de la Cité des Morts de la capitale égyptienne et à cet autre polar nous prenant pareillement aux tripes qu’est « le Caire confidentiel » de Tarik Saleh sorti en 2017. Comme on le sait, il n’y a pas loin du Capitole à la Roche Tarpeïenne. Naser Khakzad va l’apprendre à ses dépens : arrêté d’abord, pendu ensuite. On s’attardera sur ces deux moments.


Voulue par Samad Majidi pour l’amener à craquer, l’incarcération de Naser Khakzad se fera au milieu de ceux qui, à cette fin, ont été pris dans une rafle de la brigade des stupéfiants, lampistes du réseau de Khakzad et victimes décharnées du poison de ses revendeurs. Les geôles du commissariat, déjà sordides, sont ainsi transformées en grouillante cour des miracles qui n’est pas sans rappeler l’effroyable léproserie du « Tombeau hindou » que Fritz Lang a situé dans les souterrains du palais du maharadja d’Eschnapur. Mais revenons à Téhéran et aux derniers moments de Naser Khakzad. En bas, bien sûr, quand s’abaisse soudain la trappe et que les pieds se dérobent. En haut, sur un promontoire, telle une incarnation de la loi, un religieux impassible contemplant la scène et les corps désormais sans vie qui se balancent dans le vide. Se tourne-t-on ensuite vers Samad Majidi, un schéma identique se dessine alors. En cours d’enquête, soupçonné d’être un flic ripou, il tombera lui aussi de son piédestal et, avant d’être disculpé, sera placé en garde à vue dans une cellule voisine de celle de Naser Khakzad. Déshonneur humiliant qu’il parviendra à surmonter en allant au bout de sa tâche et surtout en démissionnant immédiatement après celle-ci malgré une carrière prometteuse à venir. Ce qu’illustrent les derniers plans du film le montrant sur les hauteurs d’un pont en train de regarder en contrebas une autoroute et le ballet absurde des voitures qui de loin ressemblent à des jouets d’enfants.


Cette architecture en lignes brisées de « La loi de Téhéran » diffère de celle, linéaire, de « Taxi Téhéran » réalisé par Jafar Panahi. Et pour cause puisque toute l’action de ce faux documentaire sorti en 2015 se déroule à l’intérieur d’un taxi, le réalisateur au volant se faisant passer pour un chauffeur professionnel et filmant ainsi les confidences des passagers qui ont pris place à bord. Ces deux réalisations, chacune à sa manière, n’hésitent pas à dénoncer les errements du régime actuel. L’une, frontalement, en transformant un véhicule en confessionnal où tout un chacun peut exprimer librement ses critiques. L’autre, de façon moins abrupte, en utilisant les interstices d’un récit policier. Ce qui frappe d’emblée c’est cette atroce misère qui règne dans plus d’un quartier de Téhéran. En ces lieux à l’abandon, s’empilent, comme on l’a vu, de larges tuyaux en béton inutilisés faisant désormais office d’habitation pour les pauvres d’entre les pauvres. A cet enfer là s’ajoute hélas pour beaucoup celui de la drogue. Ils seraient plus de six millions à être accros en Iran. Empoisonnement inéluctable des corps mais aussi des âmes qu’arrive à saisir en quelques plans Saeed Roustayi. Ainsi de cet obscur dealer qu’une infirmité handicape mais qui sans compassion n’hésitera pas à laisser condamner un autre à sa place, tout sordidement son propre fils, un émouvant gamin d’à peine douze ans, naguère abandonné par sa mère et maintenant sacrifié par son père. Cette perte de tout sens moral semble avoir gagné l’ensemble de la société. De là la facilité avec laquelle s’est développée la corruption. Elle parait chose si naturelle que pour sauver sa peau Naser Khakzad, sans la moindre hésitation, proposera à Samad Majidi telle somme qu’il lui plaira de fixer. En vain bien sûr, le laissant dans un état de totale incompréhension.


Bien qu’il n’y ait plus guère d’illusion à se faire sur l’impartialité de la justice iranienne, Saeed Roustayi, à son tour, enfonce lui aussi le clou. Et ce, très subtilement, à travers un juge débonnaire, pas plus méchant ou mal intentionné que cela, mais qui ne peut éviter de céder à l’arbitraire. En effet, quelles que puissent être les meilleures dispositions du monde de ceux qui la rendent, il n’est point de bonne justice sans règles garantissant les droits de la défense. Samad Majidi, comme on le sait, en fera les frais nous plongeant, avec sa mise en accusation, dans un univers de chicanes semblables à celui du « Procès » de Kafka. Coïncidence opportune, Payman Maadi qui tient ici le rôle de Samad Majidi interprétait déjà en 2011 celui de Nader, cet employé de banque en but, lui aussi, au système judiciaire iranien dans « Une séparation » d’ Asghar Fahadi. Résumons-nous. Dénuement, drogue, corruption, arbitraire, voici en quelques mots le tableau que trace Saeed Roustayi de son pays. Dans un livre de souvenirs paru au début de cette année sous le titre « L’Iran, de la tyrannie au mensonge » Rahim Hachemizadeh rejoint le cinéaste. Il écrit notamment ceci :



A l’issue de la révolution iranienne on aura un déplacement des rapports de force, la substitution progressive de nouvelles classes dominantes aux anciennes, l’institutionnalisation des structures politiques avec un équilibre précaire suivi par des ajustements et des épurations.
L’idéologie militariste-millénariste s’appuie sur l’économie quasi-monopole entre les mains des gardiens de la révolution. La monopolisation des moyens de production et des réseaux de commerce (import-export) n’écarte pas le favoritisme, phénomène récurrent dans les systèmes totalitaires, un favoritisme polémique au sein du système, révélateur de corruption et de détournement des biens publics.
Les organisations internationales estiment qu’il y a environ dix mille personnes en Iran qui détiennent et gèrent exclusivement des ressources financières, bancaires, pétrolières et autres. Lorsque la corruption est institutionnalisée et devient un élément de la culture dominante, la moralité et l’éthique déclinent dans une société.



L’analyse est éclairante mais on passerait sans doute à côté d’un aspect important du film si l’on omettait de parler des portraits qui y sont esquissés. Ceux de deux hommes, Saeed Majidi et Naser Khakzad que tout sépare a priori mais qui, l’un et l’autre, connaitront la même désillusion. Se refusant à réduire ses personnages aux archétypes habituels du flic et du voyou, Saeed Roustayi essaie de saisir leur personnalité profonde où derrière la carapace se dissimulent des fragilités anciennes. La prison en sera le révélateur. De courte durée certes pour Samad Majidi, elle s’est cependant doublée de l’humiliation indélébile d’avoir été mis en accusation comme un vulgaire malfrat. Combien paraissent alors dérisoires ces heures passées, jour et nuit, à traquer en pure perte les délinquants. A jouer ainsi aux gendarmes et aux voleurs on en est venu à négliger les siens et à découvrir soudain qu’on a perdu en chemin femme et enfant. Au bout du compte la solitude en cadeau pour Samad Majidi à qui, à la fin du film, il ne reste plus qu’à contempler de loin l’inutile agitation de ses semblables sur une autoroute surchargée. De manière identique l’enfermement de Naser Khakzad lui ouvrira paradoxalement les yeux. Non pas tant sur l’immoralité de ses actes que sur le fait de n’avoir couru en vérité qu’après une chimère. Prend ici tout son sens l’adage selon lequel l’argent ne fais pas le bonheur. Cette révélation à la veille de son exécution s’inscrit dans une scène au rythme apaisé durant laquelle Naser Khakzad a été autorisé à revoir une dernière fois sa famille. Alors qu’à n’importe quel prix il avait voulu la sortir de la misère, il se verra annoncer par ses parents qu’ils quitteront le beau logement qu’il leur avait offert pour retourner dans la vieille masure familiale d’autrefois. Pas d’avantage, et bien qu’il ait tout fait pour éviter cela en lui payant des études, il ne pourra s’opposer à la décision de son frère de reprendre le flambeau dans le gang. A cet ultime rendez-vous manque la femme qu’il a aimé. Et pour cause, puisque comme le sait déjà le spectateur, elle l’a donné aux policiers précisant même avec dédain que malgré ses millions elle n’aurait jamais voulu partager sa vie avec lui. Et cette vie qui va bientôt être ôtée à Naser Khakzad remet en mémoire le roman « La muette » de Chahdortt Djavann. Son héroïne, Fatemeh, âgée de seulement quinze ans attend, elle aussi, sa pendaison dans une prison iranienne:



Je prends seulement maintenant conscience que je vais être pendue, attendre jour et nuit la mort dans cette cellule étroite et entièrement vide est au-dessus de mes forces. Penser à la muette, l’imaginer à mes côtés, m’aide à ne pas devenir folle, à supporter la douleur, la peur. J’écris pour que quelqu’un se souvienne de la muette et de moi, parce que mourir comme ça, sans rien, m’effrayait . Peut-être qu’un jour quelqu’un lira ce cahier. Peut-être qu’un jour quelqu’un me comprendra. Je ne demande pas à être approuvée, seulement comprise.



On a la faiblesse d’imaginer que par-delà les années elle a été comprise par un jeune cinéaste de son pays appelé Saeed Roustayi.

Athanasius_W_
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le 27 sept. 2021

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Athanasius  W.

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