Pour Robert Wise, les années 60 ont été celles des grandes productions tout-public, avec West Side Story, La Mélodie du Bonheur ou La Canonnière du Yang-Tse. Au milieu de tout cela, La Maison du Diable ressemble à un retour aux sources, le cinéaste revenant aux films fantastiques réalisés sous la production de Val Lewton dans les années 40.
En effet, après une riche carrière de monteur, qui l’a vu travailler entre autre sur les deux premiers films d’Orson Welles, Citizen Kane et La Splendeur des Amberson (dans ces deux cas, il travailla avec Mark Robson, autre futur grand cinéaste), Wise devient réalisateur avec La Malédiction des hommes-chats, film fantastique qui veut surfer sur le succès inattendu de La Féline, de Jacques Tourneur. Le producteur, Val Lewton, impose sa méthode : pas de trucages, tout est dans la suggestion. Même quand il sera devenu un cinéaste célèbre enchaînant les grandes productions, Wise reviendra régulièrement au cinéma fantastique et se souviendra de cette méthode.
La Maison du Diable est l’adaptation du roman de Shirley Jackson The Haunting of Hill House (publié en français sous le titre La Maison Hantée ; ce même roman servira de base à la série The Haunting of Hill House, de Mike Flanagan ; la série est toutefois plus éloignée du roman que le film de Robert Wise).
Comme le souligne le titre français, le personnage principal du film est bel et bien la maison elle-même. Une maison baroque échappant à la logique rationnelle, aussi bien dans son architecture que dans l’ambiance qui en découle. une maison qui reflète l’esprit dérangé de son créateur. Ainsi, la maison ne possède aucun angle droit, l’architecture privilégie les courbes et les couloirs labyrinthiques. Du coup, aucune porte ne peut rester fermée, et il semble impossible de dresser le plan précis du bâtiment.
C’est là que le professeur Markway veut mener une expérience, histoire de prouver si le surnaturel existe bel et bien. Il s’agit de réunir une équipe et de passer plusieurs nuits dans la maison. Parmi son équipe se trouve l’habituel sceptique, rôle tenu ici par l’héritier du domaine, une médium, Theodora, et une jeune femme d’une grande sensibilité (bien malgré elle), Eleanor Lance.
Dès la première nuit, Robert Wise élimine d’emblée l’idée que les phénomènes surnaturels proviennent de l’esprit d’un des personnages, puisque nous avons deux témoins. Ce premier véritable épisode d’épouvante permet aussi à Robert Wise de déployer son talent et la précision de sa mise en scène. Sa proposition, ici, est simple : la maison n’est pas possédée, elle est vivante et éprouve des sentiments. Accompagnée d’une bande-son anxiogène constituée de bruits sourds tapés contre les murs ou sur les planchers, la caméra de Wise fixe les murs en de très longs et lents travelings ; un savant jeu d’ombres dessine des formes dans une sorte de test de Rorschach ; le spectateur est mis en condition pour voir des figures, des visages, des formes qui ne sont pas réellement là mais que l’on peut déceler quand même.
C’est donc bel et bien l’imaginaire du spectateur qui est mis au travail ici. Loin de ces films qui pensent nous faire peur en nous montrant des démons numériques en gros plan, La Maison du Diable choisit de jouer avec ce que l’on croit voir (ou ce que l’on veut voir). Un des personne le formule :
“ici, tout se met à bouger dès qu’on tourne le regard. C’est toujours du coin de l’oeil qu’on s’en aperçoit.”
De fait, la vue est constamment occultée par quelque chose : des ombres, des taches sur un miroir, l’angle choisi pour la caméra, tout contribue à créer des zones impénétrables, des lieux cachés où l’on ne peut pas voir. De même, les fondus enchaînés font naître, par des surimpressions momentanées, des formes qui n’existent pas. L’angoisse naît là, dans cette capacité à nous faire voir des choses sans qu’elles existent réellement.


L’autre peur provient clairement de l’idée que cette maison est vivante.
Elle est vivante et, manifestement, elle n’est pas saine d’esprit. Son architecture intérieure labyrinthique reproduit à merveille les circonvolutions tortueuses de sa pensée.
Wise insiste ici sur l’idée que la maison veut intégrer ces étrangers en elle. le risque est qu’ils fassent partie intégrante du bâtiment. Il faut voir comment le cinéaste, lors des repas, ne filme pas les personnages eux-mêmes mais leur reflet dans le miroir, comme s’ils faisaient partie du mur de la salle.
La statue, là aussi, est une grande idée. Immédiatement, quelqu’un se met à faire des rapprochements entre les personnages représentés dans les statues et les membres du groupe d’étude.
Et, de fait, c’est bien cette piste qu’explore La Maison du Diable : l’assimilation entre Eleanor et la nurse qui, autrefois, s’occupait d’Abigail. Cette assimilation progressive est encore renforcée par la culpabilité qu’éprouve Eleanor face à la mort de sa mère : la jeune femme s’accuse d’être responsable de négligeance envers sa mère, ce qui renforce le parallèle avec la nurse.
Le déroulement de cet axe narratif nous mène alors en toute logique vers le fameux et terrible escalier en spirale…


A l’époque des grands films hollywoodiens, ce retour de Wise vers le cinéma fantastique s’avère payant. Sa Maison du Diable est devenu une référence du genre, qui n’est pas prête d’être égalée. La réalisation est d’une précision remarquable, et la lenteur du rythme permet de mieux travailler sur l’ambiance.


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SanFelice

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