La Maman et la Putain par Tanguydbd
Avec la Maman et la Putain, Jean Eustache règle ses comptes avec Mai 1968. Lors du tournage à l’été 1972, les manifestations sont terminées depuis longtemps et les retombées sociales et culturelles commencent à se ressentir dans la France de Pompidou.
Un des mots d’ordre du mouvement était : « Jouissez ! ». On oppose la libération sexuelle à l’archaïsme du couple, envisagé auparavant au sein du mariage. Au cinéma, mai 68 se retrouve avec le militantisme politique godardien ou plus largement dans l’intégration de cette modernité dans la représentation des mœurs au sein de la fiction. La Maman et la Putain en est d’ailleurs le parfait exemple. C’est cependant le premier film à envisager cette liberté sexuelle comme une aliénation sexuelle et à décrire avec force la détresse sentimentale de ces héros. Ces derniers s’aiment mais couchent avec d’autres personnes et ne se rendent pas compte qu’ils font du mal à la personne aimée et qu’ils se font du mal. Comment le couple moderne peut-il subsister face à cette liberté sexuelle ? Cette dernière ne tarit pas le tourment amoureux, bien au contraire, elle l’accroît et rajoute à l’incommunicabilité entre les êtres.
Dans la Maman et la Putain, cette incommunicabilité est traduite esthétiquement par la parole. C’est en effet paradoxal mais les personnages du film parlent beaucoup et ne disent rien. Le film raconte l’histoire d’Alexandre et des trois femmes de sa vie : sa rupture avec Gilberte, sa vie avec Marie et son amour pour Veronika. La parenté avec Proust est évidente, le film s’attache à décrire l’état amoureux, ses incertitudes quant aux sentiments éprouvés et le fait impitoyable de savoir que quand on aime plus quelqu'un, on devient une autre personne. C’est en cela que le film est très littéraire, par la place du mot et sa signification, les dialogues sont soutenus (mais pas verbeux, c’est un choix cinématographique !) et remplacent ce que les personnages ont réellement à se dire, ce qu’ils éprouvent les uns envers les autres. Les digressions sont légions mais celles-ci se dérèglent parfois, les mots retrouvent leur sens et les personnages expriment leur peur, teintant le film d’une douce tristesse (« J’ai peur de ne plus rien y voir. J’ai peur. J’ai peur. Je ne voudrais pas mourir. »).
Les vingt dernières minutes semblent poser une issue à cet emprisonnement des mots. Le point de départ est le monologue final, très célèbre, de Veronika. C’est saisissant de voir l’intemporalité d’une telle scène ; par sa rage et l’explosion de son désespoir, le personnage de Veronika retranscrit les peurs des jeunes adultes, perdus dans l’immensité des relations humaines. Elle est à classer parmi les plus belles scènes de cinéma et les plus beaux moments de vérité que l’art a réussi à atteindre. La scène finale est une scène de vomi, le vomi de la parole engloutie durant les 3h40 de film très denses et débouche sur une porte de sortie à l’oisiveté d’Alexandre : elle rappelle d’abord que le film est son histoire, et lui donne la possibilité de mettre fin à ses tourments, en fondant cette famille avec Veronika et son enfant. La sexualité est reconnectée à l’amour, Alexandre peut enfin reprendre le contrôle de sa vie.
Film emblème de la Nouvelle-Vague, dans la façon dont il a de faire du cinéma et retranscrire le réel à la fois, la Maman et la Putain enterre et recrée tout. Infini puits dans l’âme humaine, il est essentiel et constitue toujours aujourd’hui un monument du cinéma français.