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Eustache a réalisé deux longs métrages dans sa vie, La Maman Et La Putain, et Mes Petites Amoureuses. Bien que ce soit Mes Petites Amoureuses qui emprunte son titre à Rimbaud, c'est bel et bien La Maman Et La Putain son véritable film maudit, déphasé, dégoutant et passionné, indécent et sensible. Comédie, Tragédie, Drame sentimental.
Je crois qu'Eustache étonne, et qu'il est parfois mécompris, parce que ses personnages enchaînent des discours engagés, engagés dans des directions différentes et même opposées, alors que le film dans son ensemble ne cherche rien à prouver, il est écrit avec le coeur. Dans La Maman et la Putain, il n'y a pas un discours, il y en a des dizaines qui tourbillonnent et s'entrechoquent dans le chaos le plus organisé qui soit (pas un seul mot du film n'a été improvisé). Film de l'hésitation, de l'égarement voire de la perdition. Dès le début du film (enfin, la première heure), on observe une posture ambigüe vis-à-vis des influences, des références.


Eustache lit *La Recherche du Temps Perdu* en écrivant son scénario. Proust est un auteur qui, je pense, est directement lié à la Nouvelle Vague. On dit souvent que *A la recherche du temps perdu* est un titre à double sens : le temps perdu, c'est à la fois le temps gâché, mais ce sont aussi les souvenirs que l'on a presque oubliés, ces sensations rémanentes qui perdurent dans l'ombre de notre conscience, attendant d'être découverts à nouveau. Mais pour moi, il y a un troisième sens : temps peut se lire dans le sens "époque, ère" : Proust et les auteurs de la nouvelle vague écrivent des histoires qui se passent à une époque qui n'a jamais existé, une époque perdue où les hommes semblent affranchis de la vulgarité, semblent avoir aboli le travail, parlent avec grâce et limpidité, une euchronie, une uchronie pas dans le sens usuel mais dans un nouveau sens analogue à celui d'"utopie". 
Eustache décide d'insérer quelques réflexions qui se rapportent directement à l'oeuvre de Proust. D'abord, l'ancienne amante d'Alexandre s'appelle Gilberte, et surtout, il s'adresse à elle en ces mots : *"le jour où je ne souffrirai plus, c'est que je serai devenu un autre, et je n'ai pas envie de devenir un autre, car ce jour là, nous ne pourrons plus nous retrouver ; tu sais, je ne suis pas dupe, il y a le temps qui passe, et nous ne pourrons pas lutter longtemps contre lui"*. Il s'agit d'une remarque typiquement Proustienne. Rappelons que ce qui épouvante le plus le narrateur de Proust, ce n'est peut-être pas de ne jamais posséder une fille qu'il aime, mais plus d'assister impuissant au déclin de son amour pour elle. Pourtant, Alexandre est un personnage foncièrement différent du narrateur de Proust, et cette phrase le montre assez bien : *"je ne peux m'intéresser qu'à quelqu'un que j'intéresse déjà, ne serait-ce qu'au niveau d'un regard"*.

Le deuxième grand foyer d'idées face auquel Eustache adopte une attitude équivoque, c'est mai 68, ainsi que le mouvement international correspondant (Woodstock en 69, etc). Le film est en noir et blanc. Je crois qu'il s'agit d'une réaction contre la mode de la couleur (extérieure au cinéma) apportée par le mouvement hippie ; à l'époque, de nombreuses affiches, couvertures, pochettes, utilisent les couleurs à profusion, notamment pour évoquer certaines substances qui renforcent parfois la perception des couleurs. Vous pouvez par exemple aller voir la pochette originale de *Are You Experienced* (ce n'est pas celle affichée sur Senscritique à l'heure à actuelle). Il y a fort à parier qu'Eustache a fait une overdose de couleur à ce moment là.
Si Marie écoute du Deep Purple, Alexandre, lui, écoute de vieilles chansons. Alexandre adopte parfois des postures réactionnaires (il se moque doucement de certains aspects du MLF, et, sans aller jusqu'à s'opposer à l'avortement, il en parle avec un certain cynisme). Enfin, on pense bien entendu au discours de Veronika dans lequel elle raconte que sa tristesse *"est une vielle tristesse qui traîne depuis cinq ans"* (le film a été réalité en 1973), se moque de l'amour libre et allègue que *"l'amour n'est valable que quand on a envie de faire un enfant ensemble"*. Cette dernière phrase peut agacer un peu le spectateur, mais il faut bien comprendre que le film est purement autobiographique, et que ce discours n'est pas prononcé par Alexandre (personnage correspondant à Eustache dans la réalité), mais par Veronika (personnage correspondant à Marinka Matuszewski dans la réalité), une Veronika à l'orée de la folie, emportée par un torrent de larmes et de vomis, et qui s'accroche à l'idée de l'enfant comme au dernier rocher avant la cascade.

En fait, Alexandre, lui, semble dégoûté plus par l'après-68 que par 68.
Alexandre : Quand même, tu as fait attention avant de tomber amoureuse … Tu n'es pas tombée sur un ouvrier portugais ou un travailleur algérien.
Gilberte : Tu sais bien qu'on ne rencontre …
Alexandre : … que les gens de sa classe, je sais. Alors, comment nous sommes nous connus ? Quelque chose a déraillé. Maintenant, tu as redressé le coup. Tu as recommencé à vivre sans que l'angoisse t'étreigne. Tu es tranquille. Tu crois que tu te relèves, alors que tu t'accoutumes tout doucement à la médiocrité. […] Tu te relèves comme la France après Mai 68.

Pour l'anecdote, ce dialogue s'achève par une réplique malsaine, provocatrice et magnifique dans laquelle Alexandre propose à Gilberte de faire vite une fille qui lui ressemble afin qu'il puisse l'épouser une fois qu'elle aura grandi.


La Maman et la Putain ... Evidemment, le titre est confondant. Avant de voir le film, on pourrait croire qu'il s'agit d'un titre misogyne. Quoique, il serait étonnant de la part d'un misogyne d'utiliser des expressions inventées par ses adversaires et censées ridiculiser ses propres schémas. Quoiqu'il en soit, celle que l'on croyait être la putain devient maman (et répète dans son monologue vers la fin du film "il n'y a pas de putes"), et la véritable putain s'avère être Jean-Pierre Léaud (à la fois au sens propre du terme puisqu'il prête son corps à Marie en échange d'avantages matériels - il est nourri et logé par cette dernière - et au sens figuré puisqu'il se laisse aller à une frivolité qui fait souffrir ses proches, et qu'il perd le contrôle de la situation vers la fin du film). Enfin, celle qu'on croyait être la maman n'est plus rien du tout si ce n'est une victime. Catherine Garnier, la personne réelle qui a inspiré le personnage de Marie, se suicide d'ailleurs le lendemain de la projection du film à Cannes. On dit qu'elle aurait écrit ces mots sur un bout de papier avant de mourir : "le film est sublime, laissez-le comme il est".
Chanclissard
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le 15 août 2014

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